Fabrice Grinda dirige Aucland, le numéro 2 français des enchères en ligne. Brillant, doté d’une capacité de travail titanesque, il veut faire du parcours de sa boîte une success story. Et en monter d’autres et d’autres encore. Il ne compte pas renoncer avant d’avoir conquis le monde.
Ce matin-là, l’impeccable chemise blanche contraste avec un pantalon beige froissé, taché à la jambe gauche. Fabrice Grinda, 26 ans, marque un temps de réflexion. « En réalité, ce pantalon ne m’appartient pas, précise-t-il. Je l’ai emprunté au directeur commercial. Il fait la même taille que moi. »
Le PDG d’Aucland - numéro 2 français des enchères en ligne - s’embarrasse d’autant moins du protocole qu’il ne le connaît pas. Il vit depuis deux ans au crochet de son entourage ; se fait inviter au restaurant ; dort à Nice chez sa grand-mère ; à Paris chez un ami, voire dans son bureau, équipé de matelas pour la circonstance. Dissimulés dans un réduit, ceux-ci complètent la douche, installée à droite après la porte d’entrée... L’anecdote a fait le tour du microcosme du Net et vaut au jeune PDG le sobriquet de « celui qui dort au bureau ». « Celui qui ne possède rien et ne touche pas un centime de salaire », pourrait-on, en fait, affirmer.
Sa vie se résume à Aucland
Le sans domicile fixe n’est pourtant pas sans ressources. Conscient de son statut de « parasite », il se sait virtuellement riche. « Très riche. Cent à cinq cents millions de francs. » Ses cartes de crédit ont beau accuser un découvert rouge vif de cinq cents mille francs, il reste en bons termes avec son banquier. Mais alors, pourquoi mener cette vie de bohème et piocher ses caleçons dans la garde-robe des amis ?
En réalité Fabrice Grinda n’a rien d’un pique-assiette. Chez lui dénuement rime avec ascétisme, pas avec avarice. Tout ce qui l’intéresse, c’est d’être le premier, le meilleur. Une obsession. Les choses - matérielles - de la vie l’indiffèrent. Un comble pour cet entrepreneur à la tête d’un site pourvoyeur de babioles en tout genre, à mi-chemin entre vide-grenier et caverne d’Alibaba. Un immense bazar, une entreprise qu’il a pourtant épousée corps et âme. Sa vie se résume à Aucland, témoignent ses parents, amis et collaborateurs. Ces derniers ne s’émeuvent plus de recevoir ses mails jusqu’à trois heures du matin. Obsédé du travail, il aurait oublié ce que sont les samedis et dimanches. Son téléphone portable lui a été confisqué par son assistante : « Fabrice Grinda n’est pas disponible », toujours affairé. « Il a en permanence une énergie énorme à dépenser et c’est parfois fatigant pour son entourage », raconte Sacha Fosse-Parisis, cofondateur et directeur technique d’Aucland.
Imperturbable, sûr de son fait, le PDG s’appuie sur un moral de marathonien pour se hisser aux premiers rangs. Il faut voir ce profil d’intello rigoriste - cheveux châtains et courts, lunettes cerclées de métal - débiter comme une évidence son business plan. Voix grave, ton enthousiaste. Aucland, c’est un marché chiffré à des milliards de dollars. Et, pour Grinda, l’issue ne fait aucun doute : il fera de sa boîte le champion européen des enchères. Seul souci : pour le moment, il est encore à la traîne d’iBazar, premier lancé en France et leader sur le marché. Grinda reconnaît la valeur de l’adversaire mais ne supporte pas les seconds rôles. « On a explosé QXL et rattrapé la moitié du retard sur iBazar », assène-t-il. Galvanisé par le challenge, à la tête d’une armée de 152 salariés répartis dans cinq pays d’Europe, il multiplie les assauts pour arracher la seule place qu’il ait jamais occupée : la première.
Retour en enfance, à New York. À l’époque, Olivier, le père, reprend et gère des entreprises. Fabrice, l’aîné, baigne dans une ambiance multinationale au lycée français. « C’était peut-être trop élitiste, confie le père. Il côtoyait des enfants de cadres et de diplomates. » Le fils, lui, se souvient d’une « période heureuse » et de ses premières affaires, quand à 12-13 ans il revendait à ses camarades français les derniers gadgets en vogue chez l’Oncle Sam pendant ses vacances familiales et niçoises. Le business, déjà.
En 1989, Olivier Grinda solde ses affaires aux ...tats-Unis. Sa famille retraverse l’Atlantique, s’installe à Paris. Très vite, « l’étroitesse d’esprit » de ses congénères insupporte Fabrice. « J’étais entouré de gens qui n’avaient pas envie de conquérir ou de changer le monde. Leur manque d’ouverture me choquait », raconte-t-il, sans plaisanter. Il s’en retourne chez sa grand-mère et prépare le bac au lycée Massena de Nice. Diplôme en poche, les prépas maths sup’ et HEC lui tendent les bras, mais lui rêve à nouveau des ...tats-Unis, de Princeton précisément. « Un campus isolé, une ambiance propice au travail, des professeurs de haut niveau, des gens brillants... Je me suis senti comme un poisson dans l’eau. » Un menu économique déjà copieux n’empêche pas le jeune étudiant de picorer : chinois, littérature russe, histoire classique, biologie moléculaire et sociologie. « Je voulais apprendre, dit-il. J’ai adoré. »
À la même époque et pendant ses rares heures inoccupées, le tout jeune entrepreneur monte une boîte d’export de matériel informatique. Les boutiques spécialisées de Nice - où l’adolescent traînait ses guêtres pendant les vacances - constituent l’essentiel de sa clientèle, mais Grinda baptise son entreprise Princeton International Computer... Carrément. Entre les bons de commande et les bancs de l’université américaine, il trouve encore le temps de découvrir le paddle tennis [entre le squash et le tennis], de se livrer à des joutes intellectuelles inter-universitaires, à des jeux stratégiques sur ordinateur et d’enseigner en qualité de professeur assistant.
Arnault met la main
sur Grinda
Fabrice Grinda devient dès lors et pour longtemps indisponible et surmené, tout en collectionnant les honneurs (prix de la meilleure thèse et du meilleur étudiant). Le cabinet McKinsey de New York l’embauche à 21 ans. Il s’y distingue en débroussaillant les dossiers Bankers Trust et American Express. Mais écrire des présentations bien léchées le lasse. Accro du Net dès la première heure, il consacre ses samedis à des séances collectives de remue-méninges, à la recherche de « l’idée révolutionnaire ». Hormis un vague projet de logiciel de reconnaissance vocale pour programmeurs, c’est la panne sèche.
Grinda réalise qu’il n’est pas un créatif et tente de « théoriser » LA bonne idée. « Elle devait me permettre de lever 5 à 15 millions de dollars, de fonctionner aux ...tats-Unis et d’être reproductible en Europe. » Il passe en revue les Yahoo !, Amazon et autres eTrade. Tous déjà copiés. Tous, sauf eBay, un site d’enchères confidentiel jusqu’à une introduction en Bourse explosive. « C’était ça l’idée. Je n’avais pas saisi au vol la révolution Internet aux ...tats-Unis. Créer eBay en Europe serait pour moi une chance de rédemption. »
Grinda débarque en France à l’été 1998. Dans une pizzeria désaffectée de Nice, l’homme d’affaires passe ses nuits sur le business plan. Sacha, son ami « programmeur fou », développe le logiciel. Baptisé Aucland, le copié-collé d’eBay est lancé en avril 1999 avec cinq employés, deux millions de francs - la fortune amassée par Grinda aux ...tats-Unis - et un capharnaüm de 5 000 objets. Dont 4 500 vidéos, bouquins ou jeux piqués chez des proches... Grinda connaît alors ses premiers doutes. Les investisseurs rechignent à confier 40 millions de francs à un hurluberlu qui, sourire aux lèvres, leur annonce vouloir conquérir le monde. Mais lorsqu’ils se réveillent, c’est trop tard. Bernard Arnault, le patron d’Europ@web qui voulait un site d’enchères pour son groupe, a mis la main sur Grinda.
...galement contacté par eBay, le Niçois s’est payé le luxe de refuser la proposition « pas assez ambitieuse » de son inspirateur américain. « Arnault, lui, m’a dit : “ Il faut penser grand ” », raconte le jeune PDG. Un mot qu’il aime. « Nous étions sur la même longueur d’ondes » reconnaît-il aujourd’hui. Le jeune prodige est adoubé mais, en contrepartie, renonce au contrôle de son entreprise. Relégué au rang de « simple » étoile dans la galaxie Arnault, il doit désormais négocier âprement chaque tour de table. Jusqu’à brandir - ce fut le cas ces derniers jours - la menace de sa démission. Car Grinda jure que s’il n’obtient pas les moyens de poursuivre l’aventure à sa manière, Aucland devra se passer de lui.
Et après ? Viscéralement solitaire, il balaie le sujet « vie privée » d’un revers de la manche. Puis concède : « J’ai passé les sept dernières années à travailler 90 à 100 heures par semaine. Je ne suis pas très fort en amis et je n’ai jamais eu de fiancée très longtemps. Si aujourd’hui ma condition de misère n’intéresse personne, cela changera. Mais ma future femme devra signer un contrat de mariage de dix mille pages ! Je suis un pragmatique. » Du pur Grinda. Pour lui, l’essentiel n’est pas d’être aimé, mais « d’être utile ». Et dans ce domaine, les campagnes massives de vaccination en Afrique financées par Bill Gates restent un modèle. « Je ne suis pas là pour aider un homme. Je préfère aider l’humanité. Pour moi, aider un chef d’...tat est un rêve parmi d’autres. » Le propos a quelque chose de glaçant, entre cynisme et mégalomanie. « Il n’est pas modeste, c’est certain, mais pas mégalo pour autant, nuance William Guillouard, le directeur France. Fabrice n’est fier que de ce qu’il réussit. » Reste un discours à double tranchant, balançant entre vanité et vraie générosité. Comme quand il affirme « donner une chance » à ses employés « qui, un jour, seront peut-être tous millionnaires ».
Son entourage s’est résigné
Grinda ne cherche pas à se justifier et ne travaille que pour lui. Certes, « il adore se voir à la télévision et signer des autographes dans la rue », raconte Paul Zilk, son directeur général. Mais au final il n’avance pas à l’intérêt, mais à l’instinct. Sans doute les atavismes familiaux : un arrière-grand-père ministre du Travail, un grand-père chirurgien, un oncle champion de tennis. Les ancêtres n’auront pas à rougir. « Son prochain projet sera plus grandiose qu’Aucland, prédit William Guillouard. Il sera envergure mondiale. Forcément. » « Beaucoup rêvent de destins à la Gates, Murdoch ou Branson, mais bien peu en ont la capacité. Fabrice l’a », conclut Benjamin Y. Lee, un ami de Princeton, encore sous le charme. Du coup, son entourage s’est résigné. « Il ne pourra jamais s’arrêter », redoute son père. Ce dernier voulait organiser une fête pour l’anniversaire de son rejeton. L’emploi du temps de Fabrice l’en a dissuadé. En mars dernier, sa famille pressait le jeune PDG de partir en vacances, en vain. Son père a organisé en douce une semaine de ski en lâcher d’hélicoptère dans la poudreuse canadienne, son péché mignon. Mis devant le fait accompli, Fabrice Grinda n’a pu qu’accepter l’invitation. Cela ne l’a pas empêché de manquer l’avion.•