Samedi 28 novembre à 20 heures, le site "Monochromes numériques on line" sera mis aux enchères à la salle Montaigne de l’Hotel Drouot (Paris). L’artiste Fred Forest l’a conçu dans ce but. Avant-garde ou marketing ?
Des rectangles bleu, rouge, jaune, vert, violet, orange, noir et blanc qui clignotent sur l’écran. À vue d’œil, l’effet bouleversant de "Monochromes numériques on line" est limité. Malevitch pour la géométrie, Keith Haring pour les couleurs, Yves Klein pour un mot du titre de l’œuvre, en avaient déjà fait autant. Mais, à entendre Fred Forest, l’auteur, l’art n’est justement pas là : "Ce qui fait l’œuvre, c’est l’événement." Et l’événement en question a lieu ce samedi 28 novembre dans le cadre de la FIAC (Foire internationale d’art contemporain), avec sa vente aux enchères.
Ce ne sera pas première vente d’art en direct sur le Web, ni la première incartade de Fred Forest. Mais "Monochromes numériques on line" est un site web complet. Il compte 17 pages. Il figure au catalogue entre des toiles pures et dures de Magritte, Warhol ou Basquiat. L’heureux acquéreur se verra remettre un certificat et un cédérom. La vente se déroulera dans le cadre prestigieux de Drouot-Montaigne, à Paris, sous les auspices de Maître Cornette de Saint-Cyr, une star du marteau d’ivoire. Le commissaire-priseur parisien - réputé pour son sérieux - en est d’avance tout émoustillé : "La vente d’un site internet en tant qu’œuvre est prémonitoire. L’art est passé de la Toile à la photo, puis à l’image mouvante - la vidéo. La prochaine étape sera l’art numérique. J’en suis certain." Gage de cette certitude, une mise à prix de 50 000 F - et un prix de vente estimé à 200 000 F.
Le rêve de Fred Forest ? Voir "Monochromes" acquis par un jeune loup tendance netéconomie. Rêve qu’il martèle franchement à ses clients potentiels, dans sa présentation en ligne : "Il nous a semblé légitime et naturel que vous soyez étroitement associés à cet événement historique compte tenu du rôle initiateur que vous jouez vous-mêmes, professionnellement, dans ce domaine." Il compare ses prospects aux "Princes de la Renaissance", grands mécènes s’il en fut : "cette position vous confère à la fois des droits et vous attribue des devoirs".
C’est là que le bât blesse. Forest affirme : "Notre société est une société de communication et d’information. Donc l’œuvre doit être objet de communication." Depuis Marcel Duchamp, d’autres avaient compris que l’art réside dans le regard porté sur lui. La notion fait-elle bon ménage avec un marketing de circonstance ? Le peintre et sculpteur Guy de Rougemont, pourtant défenseur des positions de Fred Forest, regrette que "la beauté du geste" numérique soit cette fois gâchée par "des fins opportunistes et spéculatives". Il aurait mieux valu, dit Rougemont, que "Monochromes" échappe à tout esprit de lucre et soit diffusée gratuitement sur le Web. Le message n’y aurait pas perdu.
À l’époque des princes de la Renaissance, le sculpteur se faisait artisan. À l’orée du troisième millénaire, Fred Forest s’est fait attaché de presse. Depuis son appartement de la ZAC Tolbiac, au pied de la Grande bibliothèque, il s’est procuré l’adresse électronique des patrons, directeurs marketing et autres DG de la nouvelle économie. Il n’a pas négligé les vieux modes de communication et a collé des timbres en pagaille. Les oubliés du mailing peuvent se rassurer : d’autres ventes aux enchères d’œuvres numériques signées Forest doivent suivre. Et si, ce samedi à Drouot Montaigne, les généreux mécènes font la fine bouche, l’artiste morcellera son site et le vendra couleur par couleur - pour un prix de détail qui n’est pas indiqué.