Concernées au premier chef par la fraude sur l’audience des sites, les centrales d’achat d’espace publicitaire cherchent la parade, avec un bonheur très inégal.
"Que des sites gonflent artificiellement leur audience pour convaincre leurs actionnaires ou leurs clients, tout le monde le fait, et après tout, c’est humain. Mais s’ils font la même chose avec nous, qui leur achetons de l’espace publicitaire, ils sont morts sur le marché !" Franck Farrugia, directeur général de Media Track, une centrale d’achat de publicité en ligne, prend très au sérieux la question des refreshs, "robots-cliqueurs" et autres tours de passe-passe qui permettent à un site de paraître plus fréquenté qu’il n’est en réalité.
Sur Internet, l’espace publicitaire s’achète en volume. Les régies négocient avec les centrales d’achats en "milliers de PAP" (Pages avec pub). Les prix varient de 50 à 400 francs pour mille PAP, selon les sites. Mettons qu’un site de sport annonce qu’il réalise un million de pages vues (*) par mois. Une centrale d’achat veut lancer une campagne de pub sur ce site pour l’un de ses annonceurs, un fabricant de baskets, pendant une durée de 15 jours (500 000 pages vues). La centrale s’adresse à la régie publicitaire qui gère les intérêts du site sportif, et demande que sa bannière s’affiche sur la page d’accueil une fois sur cinq : elle négocie un contrat pour 10 000 PAP. Mais comment être sûr que ces 10 000 PAP correspondent à des visiteurs réels ?
Petits et gros mensonges
En 2000, le montant total des achats d’espace publicitaire sur Internet a atteint 945 millions de francs. Il est donc loin le temps où, pour mettre en place leurs campagnes, les annonceurs et les centrales d’achat se fiaient uniquement aux chiffres d’audience fournis par les sites. L’ancien directeur commercial d’une web agency parisienne, qui travaille désormais pour l’une des plus importantes régies publicitaires hexagonales, se souvient avec amusement : "En 1999, il arrivait encore que certaines régies vendent 50 % à 80 % de PAP en plus que ce que le site faisait vraiment comme trafic. Comme les sites fournissaient leurs propres chiffres, les annonceurs, encore novices sur Internet, se faisaient enfumer de partout." Depuis cette époque "glorieuse", les outils de mise en ligne et de mesure des bannières publicitaires se sont affinés, d’abord aux ...tats-Unis, puis en Europe. Quand un internaute charge une page web, la bannière pub de la page n’est pas gérée directement par le site : elle est rapatriée depuis les serveurs des centrales d’achat. Ces serveurs sont désormais équipés de systèmes tels que "Dart", de DoubleClick, "Open Ad Stream", de Real Media, et quelques autres, qui tiennent un décompte précis de tous les paramètres qui permettent à la centrale d’évaluer l’impact de sa campagne : le nombre de fois où une bannière a été affichée, la durée de chaque session, l’adresse IP de l’internaute qui a chargé la page, le nombre de personnes qui ont cliqué sur la bannière, etc.
Le sexe de l’angélisme
Les centrales d’achat disposent donc d’une deuxième source statistique, qu’elles peuvent comparer aux chiffres délivrés pas l’éditeur du site, ou par sa régie publicitaire. "Quand l’écart entre les deux sources reste inférieur à 5 %, ça va. Au-delà, nous demandons des explications", assure Yann Leroux, directeur général de la centrale MPG-Media Contacts. Si Leroux reconnaît avoir fait l’expérience d’écarts bien supérieurs, de l’ordre de 40 ou 50 %, il préfère ne pas mettre en doute pour autant l’intégrité de ses fournisseurs d’espace publicitaire. "Les éditeurs de sites ne connaissent pas forcément très bien les outils propres à la pub. Il s’agit toujours d’un simple problème de paramétrage des instruments de décompte, jamais d’une malhonnêteté ", tempère-t-il.
Cet angélisme de bon aloi a ses limites. Comme de plus en plus de centrales d’achat spécialisées dans la publicité en ligne, MPG-Media Contacts pratique un sévère "tracking" sur chacune de leurs campagnes. Le tracking consiste en un ensemble de techniques qui servent à vérifier que toutes les PAP payées ont été correctement délivrées. Dart dispose par exemple d’une fonction censée faire disparaître des décomptes de trafic les clics aberrants, qui pourraient être dus à un "robot-cliqueur" : si une série d’une quinzaine de requêtes provenant de la même adresse IP a lieu sur une même bannière en moins d’une minute, la série ne sera pas comptabilisée. Parfois, le bon sens suffit à repérer la triche. Franck Farrugia, de Media Track, émet une hypothèse : "Imaginons qu’on ait un taux de clics (**) exceptionnellement bon sur une campagne, mais que derrière, nous n’enregistrions aucun abonnement à la newsletter de notre annonceur, ni aucune commande sur son site, c’est que forcément il y un truc pas net derrière."
Régies tricardes
La méfiance de certaines centrales d’achat tend à rendre le marché publicitaire en ligne moins anarchique. Antoine Tartière dirige OOLM, une jeune centrale, créée en août dernier. Lui-même dispose d’une respectable expérience de la communication en ligne. "On n’entend plus parler de cas de fraudes grossières", assure-il. Pourtant, le patron d’OOLM admet que certaines régies traînent derrière elles "une sale réputation". Un jour, l’une de ces dernières a présenté à OOLM un taux de clics de 110 % sur les trois premiers jours d’une campagne. "Nous n’avons pas cherché à comprendre d’où sortait le chiffre absurde. On a tout arrêté, et on ne bosse plus avec ces gens-là", raconte Tartière, qui précise que la régie en question est l’une des plus en vue sur Paris.
Il arrive aussi que les petits arrangements avec la statistique mis en œuvre par les sites tournent à l’avantage de la centrale d’achat. Cette dernière peut alors se montrer compréhensive. Certaines techniques de mesure sont moins rigoureuses que d’autres. Question de configuration. Yann Leroux raconte avoir eu affaire à un gros site qui faisait compter ses PAP par un premier serveur, et les clics sur ses bannières par un second, bien plus débonnaire. "Ça faisait augmenter le taux de clics sur notre publicité. On n’a pas fait de zèle", confesse le directeur général de MPG-Media Contacts.
Les PAP fondent comme neige au soleil
Le souci de vérification et de traque de la fraude n’est pas aussi fort dans toutes les centrales d’achat. Caroline Hugonenc, directrice des études de Carat Multimedia, ne cache pas que les problèmes de fraudes "ne sont pas une préoccupation majeure" pour sa société. "Le trafic réel d’un site, ce n’est pas fondamental. L’essentiel à nos yeux, c’est que quand nous achetons 500 000 PAP, elles soient délivrées en temps en en heure", lâche-t-elle. Un bon connaisseur du marché stigmatise la faiblesse des compétences techniques des grandes centrales d’achat qui, comme Carat, viennent de la télévision, de la radio et de la presse écrite. Ce jeune commercial, en charge de la publicité d’un site d’information parisien, constate : "La plupart sont arrivées sur Internet plus ou moins à reculons. Elles ont débarqué avec des clients énormes, habitués aux budgets colossaux de la télé, et qui, sur Internet, regardent peu à la dépense."
Quelle que soit la rigueur des centrales d’achat, il est toujours possible d’en venir à bout. Un robot-cliqueur peut toujours être configuré de façon à ne pas être repéré par les serveurs de bannières, dont les techniques de tracking n’ont rien de secret. Et il existe plusieurs façons assez triviales de faire en sorte que l’adresse IP de l’ordinateur sur lequel le robot est installé n’apparaisse pas dans les serveurs, "par exemple en faisant transiter les requêtes par des proxys", propose un familier de l’univers des hackers. "D’accord, techniquement, tout est toujours faisable", concède Antoine Tartière, le directeur général de OOLM. Mais, vous savez, tout se sait. Une petite rumeur peut coûter beaucoup plus cher que ce que peut rapporter un truandage de quelques milliers de PAP sur la vente d’un contrat publicitaire." Et de conclure : "Ce qui compte vraiment, c’est le rapport de confiance qui s’établit entre nous et les sites." Dans la presse magazine, l’exagération systématique des chiffres de tirage par les éditeurs - de l’ordre de 30 à 40 % - fait depuis longtemps partie des règles du jeu du marché publicitaire, qui ne s’en porte pas si mal. Après tout, il suffit de le savoir.
* Pages vues : voir Glossaire.
** Taux de clics : rapport entre le nombre de PAP et le nombre de clics sur une bannière.