L’ONG américaine Long Now Foundation dénonce depuis longtemps une hypocrisie des nouvelles technologies : les fichiers numériques, supposés être fiables et éternels, ont en fait une durée de vie extrêmement courte à l’échelle de l’histoire humaine. Pour permettre à chacun de stocker des fichiers de façon pérenne, l’ONG a un projet de plateforme d’archivage en ligne, sur le modèle peer-to-peer, ouverte au grand public et développée en open source. En attente de financement public, ce projet, notamment lié à l’université de Stanford, est une des initiatives de la Long Now Foundation pour redonner un peu de mémoire à l’ère moderne.
"Aujourd’hui, la majorité des gens perdent tous leurs archives à chaque fois qu’ils changent d’ordinateur, simplement parce qu’ils n’ont pas de solution simple pour stocker et migrer leurs fichiers..." C’est en se basant sur ce constat qu’Alexander Rose, directeur de la Long Now Foundation, a décidé de lancer un projet de plateforme d’archivage de fichiers numériques à long terme.
Baptisée "Long Maintenant", l’ONG californienne dénonce depuis plusieurs années la paradoxale fragilité de l’ère numérique, née de la "myopie" des ingénieurs et de la vision à court terme de l’industrie technologique. Elle s’est rendue célèbre avec un projet d’horloge qui fonctionnerait pendant 10 000 ans (Lire "Brian Eno lance un album pour penser à long terme").
Le projet de plateforme d’archivage s’inspire des réseaux peer-to-peer comme feu Napster ou Kazaa.
Conversion aux formats libres
"Pour assurer un stockage à long terme, nous avons pensé que le mieux était de faire du stockage distribué sur les ordinateurs des internautes, qui ne dépende pas d’un serveur central, explique Alexander Rose. Et de capitaliser sur la hausse de la bande passante et de la taille des disques durs."
Pour la Long Now Foundation, un des obstacles majeurs à un archivage pérenne réside dans les formats propriétaires de fichiers, sans cesse remplacés, incompatibles entre eux et liés au destin d’une entreprise. Les concepteurs ont donc opté pour un développement entièrement en logiciels libres.
"Il est vital que les gens puissent aussi archiver leurs fichiers dans des formats non-propriétaires, qui resteront lisibles, poursuit Alexander Rose. Notre plateforme sera donc équipée d’un centre de conversion de fichiers, ["clearing house" en VO]." Un internaute qui souhaite archiver un fichier texte en .doc, un format propriétaire Microsoft Word, se verra automatiquement proposer de stocker en plus une version parallèle dans un format ouvert, comme .rtf ou .txt.
Afin de protéger les archives de chacun des regards indiscrets, la Long Now Foundation a prévu de crypter tous les fichiers stockés sur les disques durs des internautes, afin que seul leur propriétaire puisse les lire. "Nous voulons aussi que des groupes d’archivage fermés puissent se former, entre amis ou collègues, qui partageront entre eux des ressources informatiques", ajoute Alexander Rose, pour qui la plateforme de la Long Now Foundation doit être une "coopérative d’archivage".
Enfin, la Long Now Foundation insiste sur l’importance d’un stockage sur formats multiples, plus sûr. "Les disques durs sont vulnérables aux pannes d’électricité et les supports optiques comme les CD et DVD peuvent eux disparaître dans un incendie...", sourit Alexander Rose. Le directeur de la fondation compte sur l’essor des juke-boxes qui lisent et gravent CD et DVD. Connectables au réseau, ils offriraient, en plus de l’archivage sur disque dur, un support optique.
Pour mener à bien son projet, la Long Now Foundation s’est tournée vers d’autres institutions, elles aussi engagées dans des réflexions sur le stockage numérique de long terme. L’université de Stanford s’est associée, car elle travaille elle-même à un projet de "magasin d’objets numériques".
Celui-ci permettrait aux auteurs et ayant-droits de fichiers numériques d’assurer un stockage de très long terme, au-delà des 70 ans de durée légale des copyrights. Une fois tombées dans le domaine public, les oeuvres auront été conservées.
"Nous pensons qu’il est important que soient développés différentes méthodes et systèmes de stockage, complémentaires, explique Michael A. Keller, directeur de la bibliothèque et de ce projet à Stanford. Nous échangeons nos travaux de développements avec la Long Now Foundation et nos plateformes d’archivage respectives serviront de substitution en cas de défaillance de l’une ou l’autre."
Un coffre-fort au milieu de nulle part
Michael Keller est notamment intéressé par le serveur très spécial que la Long Now Foundation compte se construire, près d’un terrain désertique qu’elle a acheté dans le Nevada. Baptisé "Ely server" du nom de la seule petite ville des environs, ce serveur de plusieurs terabytes sera placé dans le coffre-fort de la banque locale.
"L’éloignement d’Ely pourrait être utile en cas de tremblement de terre ou de catastrophe dans notre région", note Michael Keller.
Ely server sera l’un des noeuds principaux du réseau de stockage de la plateforme de la Long Now Foundation. Il abritera aussi les différents projets d’archivage de l’ONG, dont le All species project, qui recense les espèces organiques connues, et la Rosetta disk, une pierre de Rosette moderne en nickel sur laquelle est inscrite un texte traduit en un millier de langages.
La collaboration avec Stanford pourrait permettre à la Long Now Foundation de réunir le financement nécessaire à la concrétisation de sa plateforme. Son directeur, Alexander Rose, recherche 500 000 dollars (environ 430 000 euros) pour la totalité du projet et a déposé des demandes d’aide publique auprès de l’agence fédérale National Science Foundation.
Alexander Rose attend des réponses pour ses financements d’ici la fin de l’automne. Avec ses collaborateurs, il s’est aussi associé à la réflexion de long terme que mène la Library of Congress pour numériser son fonds d’archives, le plus volumineux du monde. "Nous voulons que l’archivage fasse désormais partie de la vie des gens, comme une activité fun, intéressante, collective et ludique. Tous les efforts dans ce sens sont bienvenus,", note-t-il.
Le directeur de la Long Now Foundation assure qu’il ne faudrait que six mois à un an pour développer sa plateforme, une fois les financements acquis.