France Telecom contre-attaque
A l’été 94, une jeune parisien de 31 ans, Gilles Ghesquière souscrit à un abonnement WorldNet. Le réseau, c’est un peu son métier : directeur commercial de MG2, un éditeur de logiciel de serveur télématique, il a comme clients des sociétés comme Nouvelles Frontières, Air France ou la BNP. Et il leur parle de réseau toute la journée. Dès le début 94, il a entendu parler d’Internet, et l’arrivée de Mosaic a levé un certain nombre de questions chez MG2 : que faire ? Faut-il proposer un service d’édition de sites Internet ? Mais la société elle-même n’est pas connectée. Alors Gilles prend son abonnement à WorldNet. Perso. Et c’est le choc : "une sensation d’immensité, d’aller au Japon en passant par les Etats-Unis ou Australie... " Il commence à surfer, mais c’est lent. Très lent. Et compliqué.
A France Telecom, on regarde ces nouveaux services avec une idée fixe : le Minitel. La société d’Etat est, immédiatement, rétive. Voire hostile. Et elle a un projet pour répondre au réseau des réseaux : le TVR. Ou le Minitel à grande vitesse. Une machine qui va, annonce l’opérateur à l’été 94, "peu à peu remplacer les machines actuelles et qui permettent la transmission d’images". On y accéderait par modem ou par un appareil spécial, loué par France Telecom, et par un 3623... Le TVR : un nom à retenir. On n’en parlera plus jamais.
Un étudiant sanctionné
A la rentrée 94, Internet commence à devenir une véritable réalité. Les premiers fournisseurs d’accès ont engrangé des abonnés tout l’été, et suscité des vocations, des envies. Les internautes forment encore un "club" un peu fermé, même s’il s’ouvre enfin, et les "anciens" apprennent aux nouveaux les règles de bases : se connecter, comment bien se comporter dans les newsgroups ou dans les échanges de mail (on parle de netiquette) et, surtout, comment trouver les bonnes adresses web. Il n’y a pas encore grand chose sur Internet, et les bonnes adresses circulent d’un abonné à l’autre. Parmi elles, le WebLouvre de Nicolas Pioch. Polytechnicien, étudiant à l’école supérieure des télécommunications, Pioch a monté un musée sur Internet avec des textes rédigés par lui-même et des images envoyées par des internautes du monde entier. Très vite, son site devient une référence. Jusqu’à être consacré "meilleur site Web culturel" lors d’une cérémonie, la première du genre, tenue aux Etats-Unis. La culture française est à l’honneur sur le réseau, et le musée du Louvre réagit avec deux arguments fort : 1. Vous n’avez pas le droit d’utiliser le nom "le Louvre", 2. Votre site est scandaleux car en anglais. Pioch a beau répondre qu’il n’y a pas plus de 5% de francophones sur le réseau mais que, si on l’aide, il serait ravi de faire une version française, les menaces perdurent. Pioch n’hésite pas : il change le nom de son site. Qui devient, simplement, le Webmuseum. Quelques mois plus tard, l’ingénieur acceptera un job dans une start-up californienne prometteuse : Netscape.
La pub s’en mêle
Car on commence aussi à parler d’argent sur Internet. Pas beaucoup, bien sûr, mais un peu. Après tout, Internet est un moyen de diffusion, un moyen de communication. Donc un vecteur possible de publicité... Pour le leader européen de l’achat d’espace publicitaire, Carat, c’est un sujet à étudier. Blonde, jeune, brillante, Cécile Moulard l’a compris dès le début 94. Formée dans la banque et au marketing télévisuel, la jeune diplômée de Science Po, spécialiste de marketing, a découvert Internet dès 93 via les services en ligne privé, Compuserve, AOL, Prodigy... Elle avait été immédiatement séduite : elle attendait depuis si longtemps ce moyen de "serrer la pince du consommateur final" ! Dès mars 94, elle avait lancé une grande étude, évoquant Internet, auprès de 600 annonceurs de Carat. En octobre, l’agence est prête à en tirer la première conclusion : elle crée Carat Multimédia. Directrice : Cécile Moulard. Dans un premier temps, il s’agit d’être un pôle d’expertise utilisable par les clients et les autres départements du groupe. "On va créer la demande", analyse Cécile Moulard. Qui multiplie les séminaires dans les sociétés clientes. Carat se pose en leader, et se doit donc d’innover en permanence. Cécile veut imposer la publicité en ligne. Et ce n’est pas facile. Les réunions, chez les clients, sont parfois passionnées, traduisant une grande angoisse : Internet fait peur. Qui est derrière ? Comment ça marche ? Quel est le modèle économique ? Cela inquiète. Pour détendre et tenter de faire comprendre ce qu’est Internet, Cécile leur parle un langage imagé : "Internet, c’est de la vidéo, du son, du texte, des images, tout cela mis en numérique et mélangé dans un grand shaker. Internet, c’est un coktail de bits... "
En décembre 94, sa conviction est renforcée par la première publicité en ligne, qui apparaît sur le site américain Hot Wired. L’évènement est remarqué par beaucoup. Et notamment par le jeune directeur commercial de MG2, Gilles Ghesquière. Pour lui, c’est une nouvelle révélation : "le nouveau format de l’édition en ligne". Le moment de franchir le pas, de créer sa propre société. Il discute avec son boss de MG2 et se mettent d’accord : Gilles quittera la société à la fin du premier trimestre 1995. Il contacte aussi des amis de "Solutions Télématiques", un magazine professionnel, et leur propose d’être leur envoyé spécial sur le salon Internet World, à San José. Ils acceptent. A San José, les deux thèmes forts sont ceux qui intéressent Gilles Ghesquière : l’arrivée de la publicité et le paiement sécurisé en ligne. L’Internet est né. Il ne lui reste plus qu’à décoller économiquement.
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