Marx, Ali, Ghandi... Depuis des années, les rois du marketing convoquent les rebelles de tout poil dans leurs pubs. Le but : séduire la génération X, ces jeunes branchés qui ne croient plus en rien.
Martin Luther King, Jimi Hendrix, Bob Dylan, Picasso, Gandhi... Ces grands « rebelles » de l’Histoire ont un point commun : ils sont tous ambassadeurs de la marque Apple. Depuis son fameux lancement par des hippies dans un garage californien, le constructeur informatique a toujours joué sur une image « anti-establishment ». Dans le milieu des nouvelles technologies, cette saga marketing fait même figure de référence, comme le furent auparavant, dans d’autres domaines, Harley Davidson, Marlboro ou le lancement millimétré du punk en 1976.
La stratégie d’Apple est loin d’être un cas isolé. « Just do it », « N’écoute que toi », « Parfois, il faut briser les règles » : autant de slogans publicitaires qui montrent que, depuis dix ans, les entreprises cherchent à séduire la « Génération X », ces jeunes branchés qui ne croient en rien, rient de tout mais ont plus de pouvoir d’influence sur leurs aînés qu’aucune autre auparavant. « La rébellion est une tendance à la mode », confirme l’Institut des cadres dirigeants. Cette boîte spécialisée dans le conseil en management, organise, les 6 et 7 juin prochains, un séminaire professionnel sur ce thème. Les intervenants ? Un « président dangereux », un « innovateur rebelle », un « psychologue cyberaddicté », un « sociologue désobéissant ».
La révolution au bout du clic
Pour Paul Charoy, président de l’agence de publicité en ligne eKetchum et invité de ce séminaire, Internet a conforté les marques dans cette démarche. « On fait croire à l’internaute qu’il est un hacker, un avant-gardiste, un rebelle, car ce sont eux, les anti-héros du Réseau. On voit des campagnes insolentes et décalées qui ne passeraient jamais en affichage classique. D’ailleurs, les spots qu’on envoie par mail à ses amis sont toujours les plus délirants. » Pour séduire les Napstériens abreuvés de MTV Jackass, émission animée par de jeunes experts en mauvais goût, tous les coups sont permis. Bol.fr, houra.fr et S comme Services ont, ainsi, tous fait dans leurs bannières l’éloge de la paresse. En s’appuyant sur le livre symbole du refus de la société de productivité écrit par Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, les sites d’e-commerce ciblent les internautes glandeurs, les slackers. Refusez l’effort, achetez en ligne... « Les petites et les nouvelles entreprises remettent toujours en cause l’ordre établi », estime Chris Riley, directeur du planning stratégique de la très en vogue agence américaine Wieden + Kennedy. Mais celui qui a organisé le lancement de Windows 95 pour Microsoft le reconnaît : « Dans la débauche inédite de pub qu’a généré l’essor des start-ups, de nombreux annonceurs ont désespérément cherché les icônes de rébellion les plus évidentes... et souvent les moins pertinentes. » Cela consolera peut-être Lenine et Che Guevara, enrôlés de force par Liberty Surf, ou les boursicoteurs déçus qui auraient cru au grand soir promis par la faucille et le marteau plaqué or de selftrade.fr.
Peace, love and Linux
Derrière les oripeaux révolutionnaires maladroits se cache une tendance de fond. « Les marques font de l’idéologie. Nike, par exemple, a dépassé la catégorie ‘‘ marque de sport ’’ pour devenir une ‘‘ supermarque ’’ qui livre un discours politique destiné à l’individu », analyse ...ric Tong-Cuong, star de la pub et président de Euro RSCG BETC. Pour le cerveau qui compte dans ses budgets ...vian, Bol et Air France, ce jeu est toutefois dangereux. « Plus ils sont hauts dans la hiérarchie, plus les dirigeants des grandes marques raisonnent en termes de prise de risque. Car les gens sentent la manipulation et si les grands patrons étaient vraiment cools, ça se saurait. » Parfois, le retour de bâton est brutal. Fin avril, IBM s’est fait épingler pour une campagne de street marketing pour le moins décalée : « Peace, Love and Linux ». Pour rapprocher la firme du mouvement open source, l’agence américaine Ogilvy and Mather a fait peindre à la bombe des signes de paix, des cœurs et des pingouins sur les trottoirs mêmes de San Francisco et de Chicago. Bien qu’elle n’ait porté aucune signature, l’opération a rendu furieuse les municipalités qui réclament des dommages et intérêts. Pour Chris Riley, « IBM est légitime puisqu’il vend des serveurs Linux, mais ce n’est en aucun cas une marque rebelle. » Aujourd’hui, IBM rejette la faute sur Ch’rewd, la petite société de « marketing guérilla » embauchée par Ogilvy pour faire le sale boulot sur le terrain. Un peu perdues, entreprises et agences de pub recourent de plus en plus à des iconoclastes free lance ou à des start-ups renégates qui leur apportent crédibilité, humour et supplément d’âme. Ainsi, quand Vivendi monte powow.net, un site de débat sur la liberté d’expression sur Internet, il fait appel à Ariel Kyrou, figure bien connue du Réseau indépendant et grand connaisseur du milieu underground des musiques électroniques. Libre jusqu’à preuve du contraire, powow.net donne la parole à des concurrents de Vivendi ou à Costes, probablement l’artiste le plus trash de France. Logique pour un Jean-Marie Messier qui a compris qu’il n’était pas forcément mauvais de se laisser appeler « gros cul » en prime time par les Guignols, ses propres employés.
L’Institut des cadres dirigeants a bien saisi la schizophrénie qui gagne grandes marques et publicitaires en citant Pascal Bruckner en ouverture de son séminaire : « On ne se révolte plus contre le système mais à l’intérieur du système. » Voilà ce que dénoncent de nombreux activistes anti-pub, l’apathie de l’ère « post-moderne », dont la valeur suprême serait l’ironie et dans laquelle tout se vaut : la pub, l’art, l’information, la politique... Mieux encore : ayant réponse à tout, la publicité promet de guérir les consommateurs des maux qu’elle engendre. Marre de l’omniprésence de la réclame ? Rendez-vous sur stoplapromo.com, « une opération de promo complotée par Orangina et PlayStation, pour rire de la promo comme de ceux qui l’attaquent. » Accro à la consommation ? Dans son Encyclopédie des dépendances, un cahier spécial de 74 pages de publicité diffusé en France en mai 2001, Nike propose un « SOS Acheteuses compulsives » : nike-women.com...
Critique la critique
L’équipementier sportif a récemment poussé la logique encore plus loin, en devançant les critiques concernant son recours au travail des enfants. Début avril, une campagne d’affichage lancée en Australie avançait ainsi le slogan : « The most offensive boots we’ve ever made. » Jouant sur la dualité de sens entre « offensif » et « choquant », Nike revendiquait ces attaques, récurrentes sur le Web, pour mieux les tourner en dérision. Décidément en pointe, la marque a fait taguer certaines de ses affiches de slogans imitant ceux des militants antimondialisation, avec pour signature un énigmatique www.ffff.com.au. Sur ce site, une association imaginaire de fans de football, militant pour le « fair play », développait un argumentaire anti-Nike un peu niais. Pour Kalle Lasn, fondateur de Adbusters, l’association canadienne rendue célèbre par ses détournements de pubs, le geste de Nike constitue une fuite en avant. « Cela fait des années que publicitaires et activistes jouent au chat et à la souris. On en a marre de la course au plus choquant, subversif et délirant. On veut passer à un nouveau type de militantisme par l’action et la désobéissance civile, que les entreprises peuvent difficilement imiter », annonce l’auteur de The Uncooling of America, qui a déjà maltraité Camel, Volkswagen, Calvin Klein et bien sûr Nike. « On sent monter un ras-le-bol du potentat des marques, tel qu’il est exprimé dans le best-seller No Logo - la tyrannie des marques de Naomi Klein. La vraie rébellion fait peur aux marques. » Face aux critiques d’activistes, Nike a en effet rapidement suspendu le site ffff.com.au. En janvier 2001, le géant américain s’était déjà fait pièger, avec son site « Make your mark ». L’internaute y était invité à exercer sa « liberté d’expression » en faisant inscrire la phrase de son choix sur la paire de chaussures commandée. Mais le service-client avait refusé la demande d’un étudiant américain qui voulait personnaliser ses tennis avec le mot « sweatshop » (« atelier de travail esclave »)...
Aujourd’hui, les activistes veulent passer à la vitesse supérieure. Après avoir lancé le Buy Nothing Day, une journée anticonsommation mondiale, Adbusters prépare, pour le 4 juillet prochain, « la journée d’indépendance envers le pouvoir des marques ». Nike sera l’une des principales cibles. Adbusters fomente une attaque des magasins américains de la firme à coup de boules puantes. De son côté, le collectif d’artistes-activistes américain RTMark appelle les internautes à déposer, à l’intérieur des cartons de chaussures en rayon, des tracts dénonçant le travail des enfants. Une bonne idée, à moins qu’en bonne marque postmoderne, Nike y ait placé des modèles spécial « esclaves ».