Dans son bureau, Philippe Bootz garde un TO-6. Une relique mythique des années 80, un ordinateur préhistorique, pour que restent lisibles les premiers numéros de la revue qu’il a créée avec le poète Tibor Papp, en 1989. A-Lire, « revue animée d’écrits de source électronique », puis, un peu plus tard, « première revue de poésie sur ordinateur ». Les numéros initiaux étaient sur disquette, donc peu adaptés aux machines modernes. Depuis quelques années, la publication se fait sur CD-Rom. « A-Lire est la seule revue, avec la NRF de Gallimard, à être citée dans l’Universalis », précise fièrement son créateur. Aujourd’hui, elle compte une centaine d’abonnés.
Tentative de suicide
Philippe Bootz est un oiseau étrange. En apparence, une vie banale : un pavillon en banlieue lilloise, une femme et des enfants. En arrière plan, un homme original : professeur de communication, mais agrégé de physique quantique, et surtout poète lent, à son rythme, qui compose uniquement sur ordinateur. Pourtant, il est de ceux que le Web ne fascine pas. « Artistiquement, l’Internet pose des questions auxquelles je me suis déjà frotté il y a 20 ans. » Cet électron libre de 45 ans n’arrive pas à parler de lui. Ça le rend nerveux et fait trembler ses mains. Philippe Bootz a les cheveux pâles, le teint de cire et se tient figé, le dos droit. Il a la digression facile.
Son histoire a commencé en 1978, après une tentative de suicide. Sourire crispé : « Quand elles ratent, les tentatives de suicide peuvent être porteuses. » Lui en sort Sur Dieu, un poème inclassable, traversé de codes. À l’époque, les ordinateurs sont rares, énormes, réservés aux experts. Philippe Bootz commence donc par le papier et la littérature programmée, « des textes rédigés sur de grandes feuilles. Chacune comporte un programme invitant le lecteur à recomposer le texte. » Pour se faire comprendre, il étale soigneusement sur la moquette une dizaine de feuilles quadrillées, écrites à l’encre bleue. Le principe est le suivant : on lit un premier texte, on fait un premier choix qui nous amène à un second texte, et ainsi de suite, jusqu’à la composition d’un poème final. Mais le temps a passé, et l’homme au pâle visage a oublié certains passages du mode d’emploi. Il conclut, rigolard : « Le plus fastidieux n’était pas la création, mais la lecture. »
Plus ludiques, les livres-objets sur lesquels il travaille un peu plus tard. L’un d’eux, Poème noir, tiré à une cinquantaine d’exemplaires, repose dans une boîte. Cinquante-quatre pages cartonnées qui se lisent une à une. Des textes, des couleurs, des trous dans les pages... Au bout du compte, une histoire qui se construit. Avec Dieu toujours en filigrane. Philippe Bootz en parlera dans ses créations pendant près de dix ans. Puis abandonnera peu à peu le thème. Sans raison apparente ? Sourcils froncés, il se concentre et marmonne : « Pourquoi je n’ai plus parlé de la foi... » Il finit par rire : « Ce sont mes lecteurs qui en ont eu marre : les références au religieux ont quelque chose de très pesant. » Phillipe Bootz croit encore, mais a déserté la messe et se laisse assaillir de questions : « De toute façon, ce serait trop beau pour être vrai. »
Ce poète a l’obsession du « Si-Alors ». Elle traverse toute son œuvre : si je choisis de faire ceci, alors il va se passer cela et je ne pourrai pas revenir en arrière. Les œuvres classiques, romans ou films, permettent l’aller-retour. Lui n’en veut pas, et choisit les mots des scientifiques pour se faire comprendre : « La poésie est une modélisation du monde vécu, au sens des physiciens. Elle fonctionne comme l’acte de vivre. » C’est-à-dire, sans retour possible. Le micro-ordinateur va permettre à Philippe Bootz d’appliquer cette idée. Et s’il a voulu une revue poétique uniquement disponible sur support électronique, c’est pour créer les conditions d’accès à une lecture solitaire. Car la machine change le rapport à la littérature et la poésie. Et même, pour son auteur, le rapport au lecteur.
« Hérésie ! répètent les puristes. L’ordinateur n’a rien à faire avec les mots des écrivains. » Philippe Bootz est persuadé du contraire. D’ailleurs il ne lit pas le papier. Peu de journaux, encore moins de romans qu’il entame par les dernières pages, pour éviter de perdre du temps. Il n’a même pas le temps des vacances. Alors, celui de lire... Il en arrive à s’énerver et lance un définitif : « Je jetterais bien aux orties 90 % de la production littéraire actuelle. » Il a décidé de produire peu. « Je pense que c’est un défi de notre époque : refuser d’aller vite. Moi, il me faut des années pour écrire un texte, encore plus pour créer une œuvre. Et c’est sans compter mes périodes de blocage. » Il en sort, justement. Sans illusion. Dans ces moments-là, la machine enrayée ne répond plus. « Donc je ne crée rien. Je fais autre chose. Plus jeune, je ne l’acceptais pas. Je me forçais à écrire une page par jour. De la merde. »
A-lire ne sort qu’épisodiquement. Un numéro est prévu pour 2001, « mais pas tout de suite : pour l’instant rien de vraiment neuf ne m’est arrivé. Donc, j’attends ». Outre ses propres œuvres, Philippe Bootz publie tout ce qu’on lui adresse, sans tri ni sélection. Même ce qu’il n’aime pas. « Parfois, je ne me rends compte qu’après de leur importance. C’est pourquoi je ne me fie absolument pas à mon jugement. » Ce mois-ci, il ira présenter son travail au premier festival international de poésie électronique à Buffalo, ...tat de New York. Notamment son dernier CD-Rom, le poème à lecture unique Passages, qui se commence, se vit et se termine. Mais ne peut se répéter.
Lecture unique
Dans Passages, un mouvement de souris, un temps d’attente, un choix de couleur déterminent la suite, irréversiblement. Mais impossible de savoir quel geste provoque quoi. « Le lecteur n’a pas à connaître toute l’œuvre », assène Philippe Bootz. La question le travaille depuis toujours. « Elle est essentielle quand on travaille dans ce domaine. » La lecture unique est la forme provocante de cette obsession. « Moi, je suis plutôt dans le sens inverse, celui de la lecture infinie », commente Jean-Pierre Balpe. Cet auteur multimédia, directeur du département Hypermédia de l’université Paris VIII, est à la fois l’ami et le directeur de thèse de Bootz, dont la recherche explore le mode de lecture des œuvres. Balpe publie parfois dans A-Lire. Bootz précise : « Je vise à perturber le lecteur, à faire en sorte que sa lecture influe sur l’œuvre, et modifie le texte sans qu’il en ait lui-même conscience. »
Le problème, c’est que peu de personnes ont l’occasion de lire – ou de voir – ce type de travail. Avec 100 abonnés, l’impact public de A-Lire est trop réduit. Le Web pourrait être une ouverture, mais Philippe Bootz n’en veut pas. « L’Internet est incompatible avec un graphisme de qualité. On y rencontre une esthétique particulière de l’attente, celle qu’imposent les contraintes du débit. Ça ne m’intéresse pas. Ce n’est pas un non définitif, c’est non pour l’instant. »
Philippe Bootz se heurte à ses contradictions. Il rêve d’un public plus large, d’une reconnaissance, mais précise très vite que le système marchand le gène et que, finalement, élargir sa diffusion n’est ni une priorité ni une fin en soi. Il considère qu’une démarche, c’est toute une vie. Avec l’ordinateur, il a découvert quelque chose en 1986. Que, depuis, il déroule.