Pour Chip, membre des Yes Men, il s’agissait de protester contre les abus de parole de l’OMC. Interview.
Transfert - Comment est venue l’idée de faire un pastiche du site de l’OMC ?
Chip - L’idée est venue de RTMark, un autre collectif d’activistes dont nous connaissons les membres. Il y avait les manifestations de Seattle contre le sommet de l’OMC de novembre 1999, et RTMark s’est dit qu’il fallait faire quelque chose. Ils ont lancé le site la veille des manifestations, le 29 novembre. Le site a fait du bruit dans les journaux et sur CNN et il y a tout de suite eu un communiqué de presse de l’OMC dénonçant notre action. Pour eux, c’était la fin de l’histoire, ils ne pensaient pas qu’il y aurait une suite.
RTMark avait-il déjà fait d’autres copycats, d’autres pastiches ?
Oui, ils avaient déjà fait une copie du site de George W Bush en 1999, sous l’adresse gwbush.com, alors que le site officiel était à georgewbush.com. Ils ont aussi fait une copie du site de Shell, mais c’était une sous-adresse de Rtmark.com et qui n’a pas fait beaucoup parler d’elle. Sinon, d’autres activistes ont fait une version pirate du site du parti de Jörg Haider, sous l’adresse fpo.at, alors que l’original était sous fpoe.at. La technique est toujours la même : les sites sont d’apparence identique, mais les textes des premières pages sont réécrits, en respectant le style d’origine mais en pervertissant le message.
Qu’y a t-il sur Gatt.org ?
Nos amis de RTMark ont d’abord fait une étude du site de l’OMC et ont été intéressés par le nombre de textes qui parlaient de transparence. Pour l’OMC, cela veut principalement dire qu’il y a sur le site des milliers de pages de documents traduits en trois langues. RTMark a donc gardé le langage de l’OMC mais poussé leur logique libérale encore plus loin, pour montrer sa dureté. Et ils ont enfin mis en ligne le site, d’abord en tant que sous-partie de rtmark.com. Ils ne posédaient pas l’adresse gatt.org, mais l’internaute américain qui l’avait déposée leur a cédée gratuitement au bout de deux ou trois jours.
Quelle est l’audience du site ?
À l’époque des manifs de Seattle, il y avait des milliers de visiteurs chaque jour. Aujourd’hui, cela oscille entre 600 et 700 visiteurs par jour.
Pourquoi RTmark vous a t il confié gatt.org ?
Parce que nous sommes un collectif qui peut se permettre de faire des choses un peu plus légères, voire stupides. Il est important que RTmark garde une image plus digne et ne fasse pas n’importe quoi.
D’autres personnes ont-elles confondu le site officiel et le pastiche ?
Nous avons eu des étudiants ou des hommes d’affaires qui envoyaient des e-mails et nous posaient des questions. Nous avons toujours répondu. Une fois, un employé du groupe industriel chimique Bayer nous a demandé la liste des produits couverts par l’OMC. La question était un peu bizarre, mais nous avons trouvé une quelconque liste de produits que nous lui avons envoyée.
Comment s’est présentée l’occcasion de l’action OMC ?
En mai 2000, une personne responsable de l’organisation d’une conférence à Salzbourg nous a envoyé un e-mail invitant Mike Moore, le président de l’OMC, à intervenir en tant qu’orateur. Il faisait partie de la CILS. Nous n’avons répondu qu’en août, au nom de Mike Moore, expliquant que le président ne pouvait se déplacer mais qu’il serait ravi d’envoyer un autre intervenant de l’OMC. Ils ont accepté. Nous avons inventé le personnage de Andreas Bichlbauer, inventé un titre pour le discours et j’ai préparé une présentation sur ordinateur, avec des transparents. Nous avons monté une équipe à trois : Mike, de New York, jouait le rôle de Ravi Batischaria, le garde du corps, Gus, qui étudiait en Espagne à l’époque, était le caméraman qui devait tout filmer, officiellement pour des raisons de sécurité. J’étais Andreas Bichlbauer, l’intervenant de l’OMC. Nous étions habillés de costumes que nous avions empruntés à un ami homme d’affaires.
Comment s’est déroulée l’action ?
Cela se passait dans un hôtel. Il y avait 25 personnes dans le public, l’ambiance était sérieuse. J’ai fait une intervention d’une vingtaine de minutes. J’ai livré une version du discours libéral de l’OMC autour de trois types de limitations au libre commerce : les barrières douanières, non-douanières et politiques. J’ai dit entre autres que la fusion entre la compagnie aérienne hollandaise KLM et Alitalia avait échoué pour des raisons culturelles, parce que les Italiens étaient trop paresseux et qu’il fallait faire émerger une culture unique en Europe, celle des Hollandais. J’ai également soutenu que le site de vente aux enchères de voix électorales Vote Auction, qui était fait par des activistes pour les présidentielles américaines, était une bonne alternative à la démocratie normale. Mon argument était que le clientélisme est déjà présent à tous les niveaux dans les élections et que la libéralisation totale de ce processus est une bonne chose. J’étais très surpris de voir que le discours passait très bien.
Qu’avez-vous fait après avoir donné votre conférence ?
Nous sommes partis après la séance de questions. Le jour-même, nous avons voulu recueillir des réactions de la part des gens qui avaient assisté à la conférence. Nous avons rasé la barbe et les cheveux du caméraman qui est retourné sur les lieux interviewer les gens en tant que journaliste. Notre prétexte pour l’interview était que j’avais été entartré par des activistes anti-mondialisation à la sortie de la conférence et que ce journaliste cherchait à savoir ce qui dans mon discours avait pu déclencher l’entartage ! Les réactions des gens ont là aussi été tout ce qu’il y a de plus normal, même si certains ont dit ne pas avoir aimé ma prestation. Ensuite, il y a eu un dîner le soir même, où j’ai continué à jouer mon rôle. Je suis allé jusqu’à dire que Jörg Haidder n’était un si mauvais politicien que ça car, comme les Nazis, il était pour le commerce libre. L’avocat américain à qui je tenais ce discours m’a simplement répondu que ce n’était pas de son domaine d’expertise !
Que vouliez-vous montrer en piratant une conférence de l’OMC ?
Cette journée-là, j’ai dit des choses incroyablement grossières et choquantes moralement. Je m’effrayais moi-même. J’ai gardé un tel niveau de pipo que tout le monde m’a respecté. Nous voulions montrer les lignes les plus brutales de l’idéologie du libéralisme selon l’OMC. Face à cette brutalité, les gens ne se rendaient compte de rien. L’OMC peut donc faire ce qu’elle veut, même si elle tient des discours atroces. Il faut protester car ce ne sont pas les avocats qui vont le faire à notre place ! Et nous avons montré que la forteresse n’est pas imprenable... Nous mettrons en ligne toute la video de la conférence d’ici le 15 janvier et nous enverrons bien sûr une copie à l’OMC. Peut-être qu’ils feront notre pub...