"Des tarés, des maniaques, des fanatiques, des mégalomanes, des paranoïaques, des nazis, des délateurs, qui trouvent là un moyen de diffuser mondialement leurs délires, leurs haines, ou leurs obsessions." Qui sont ces gens ? Les internautes qui veulent "avoir leur petit site personnel". Quel est l’auteur de ces propos aussi mesurés qu’un rapport du FBI ? Philippe Val, le rédacteur en chef du célèbre hebdomadaire satirique de gauche Charlie Hebdo, dans son éditorial du mercredi 17 janvier, judicieusement intitulé "Internet, la Kommandantur libérale". Non ? Si ! Mais qu’ont donc fait les internautes pour susciter une telle haine ? Ils ont, à l’initiative du regroupement de webmasters indépendants Minirezo, lancé une polémique contre Charlie Hebdo qui, la semaine précédente, a introduit pour la première fois de la publicité dans ses pages.
...change d’espaces publicitaires
Résumé des épisodes précédents : le 10 janvier, Charlie publie un petit encart de publicité pour un hors-série de Libération, en échange duquel le quotidien de gauche modérée publie lui aussi de la promotion pour Charlie Hebdo. Mais ce banal échange d’espaces publicitaires entre confrères n’est pas du goût d’Arno, qui publie le jour même sur le webzine L’Uzine2 un article long et cinglant, intitulé "Charlie se fait cobrander". Délibérément pointilliste, le co-fondateur du Minirezo attaque Philippe Val directement et lui reproche de vouloir faire passer la scandaleuse introduction de la publicité pour un "accord de solidarité" censé promouvoir la liberté de la presse. L’article fait du bruit dans le microcosme et déclenche nombre de contributions tout aussi énervées dans les forums de l’Uzine2. Selon celle publiée par Philippe Moreau, modérateur de la mailing-list de la Ligue des droits de l’homme, Val aurait agi "contre l’avis d’une grande partie de la rédaction, qui va tenter de faire passer un texte de protestation dans le journal la semaine prochaine". Le mercredi suivant, tout ce petit monde se précipite donc en kiosques pour acheter... Charlie Hebdo.
Excessif comme d’habitude
Philippe Val y publie l’édito cité plus haut. Le texte commence par justifier de façon assez intéressante pourquoi Charlie Hebdo n’a pas de site internet, puis dérape de plus en plus jusqu’à cette perle : Internet est "la réalisation inespérée d’un rêve pour toutes les dictatures d’avenir". Le dessin qui accompagne le texte achève de mettre le feu aux poudres. On y voit deux personnages dialoguer devant un ordinateur :
"World wide web, tu traduis ça comment ?"
"Je suis partout."
Si Philippe Val, en tournée en province, n’a pu être joint pour réaction mercredi 17 et jeudi 18 janvier, Jul, l’auteur qui dessine également pour le webzine satirique Webmatin, se veut apaisant. Son dessin est "plus astucieux que hautement réfléchi", pour être en phase avec le texte de Val qui est "excessif, comme d’habitude mais amorce le débat." On comprend que personne ne se sert du Net à Charlie, même si des projets de CD-Roms d’archives devraient voir le jour en 2001. ...galement interrogé par Transfert, Cabu ne se montre pas plus mobilisé : "J’ai autre chose à foutre que de faire des sites internet." Peu au fait, il semble lui aussi sincèrement inquiet de l’anonymat des publications sur le Réseau, réalisées par des journalistes non-professionnels. Côté lecteurs, la polémique a visiblement déclenché une vague de courriers de protestation, farouchement attachés à l’absence totale de pub dans leur journal ou simplement internautes. En tête de déçus, Gilles Hurtebize, le webmaster qui tient bénévolement le site non officiel charliehebdo.net. Sur sa homepage, il se demande si Philippe Val "sait de quoi il parle" car "apparemment, il n’est pas assez un as du mulot pour en prétendre tant...". Et Hurtebize de renvoyer vers le Minirezo. La suite est logique : le jeudi 18 janvier, des membres du Minirezo répliquent et répondent point par point à Val dans un texte ironiquement titré : "Val tragique à Charlie : un mort" Philippe Moreau, co-auteur du texte avec Arno, Marc Laimé et Pascale Louédec, ne cache pas son mépris pour Val et déplore que Charlie Hebdo, né hors des circuits professionnels de la presse classique, casse du sucre sur ceux qui essayent de faire vivre des médias indépendants sur le Réseau.
Debout les tarés de la Terre...
Plutôt que de savoir si une certaine partie de la gauche verra un jour dans la technologie autre chose qu’un instrument de domination supplémentaire du libéralisme triomphant, on s’interrogera sur l’utilité du débat. On aura appris que Philippe Val déteste Internet et que le reste de la rédaction s’en fout pas mal dans l’ensemble. Et on regrettera que les protagonistes n’aient pas mis leur expérience en commun pour débattre sur les moyens de financer un média libre sur le Réseau. Au moment où tous les journaux américains sur Internet licencient à tour de bras et que le droit d’auteur est en pleine mue, la question est sûrement plus riche de sens. Charlie y découvrira qu’il ne faut pas forcément une fortune pour tenir un site éditorial de qualité et ceux qui croient au bénévolat comme carburant unique du webzine, que l’indépendance économique a un prix. Lisons donc les articles déjà publiés à ce sujet avant de s’écharper un peu plus, sur les forums appropriés.