Pour Richard Barbrook, le Web réalise les prédictions de Marx et d’Engels. C’est le « cybercommunisme ».
Il est du genre à clore l’un de ses exposés, dans un colloque sérieux, par : « Bon, on va passer aux questions, mais, d’abord, je vais pisser. » Chemise ouverte, tignasse frisée, casquette british vissée en permanence sur une bille rigolarde, Richard Barbrook aime à jouer les mauvais garçons. Un mauvais garçon fier d’un de sa « bonne blague », comme il désigne lui-même le manifeste qui l’a rendu célèbre : Cyber-communism (1). Avec jubilation, il a lancé ce beau pavé dans la mare, en septembre 1999, au moment où les dollars euphoriques de la nouvelle économie coulaient à flot : « Je trouvais que tout le monde se prenait trop au sérieux, se souvient Barbrook. On affirmait que l’Internet était la place de marché parfaite. Alors, j’ai voulu écrire un texte disant : qui l’eût cru ? L’outil le plus perfectionné du communisme, l’Internet, a été inventé par les militaires américains ! » Dans ce texte, le trublion soutenait que l’essor du Net était en train de réaliser une prédiction marxiste : le capitalisme donnait enfin naissance à un système apte à le détruire. On imagine combien la thèse a fait grincer de dents, outre-Atlantique. « C’était fait pour », jubile Barbrook, arborant un sourire ironique, façon Mick Jagger des années 60. Pourtant, à 44 ans – il en fait 15 de moins –, Barbrook n’appartient pas à la génération des Stones, mais à celle des Sex Pistols, l’un de ses groupes fétiches, qu’il a découvert sur scène quand il avait douze ans.
Derrière son titre provocateur, Cybercommunism est un texte long, plutôt charnu et même érudit, mêlant Rousseau, Marx, Saint-Simon et McLuhan. Pas d’erreur : le professeur d’histoire des médias à la très sérieuse université de Westminster, à Londres, n’est pas un zozo, et son brûlot cache une vision subtile. Sa théorie : le secteur économique le plus important du Net échappe complètement aux marchands. Les internautes passent le plus clair de leur surf à faire des actes « gratuits » : envoyer des mails, participer à des forums de discussions, créer des pages web, mettre des fichiers MP3 sur Napster, etc. C’est cette colossale dépense de temps, d’argent et d’énergie, totalement gracieuse, ce « cybercommunisme », qui fait l’essence du Net. Comme le Monsieur Jourdain de Molière, qui fait de la prose sans s’en apercevoir, nous sommes tous des communistes sur le Net ! « Si le HTML, les sites, les navigateurs n’étaient pas gratuits, le Net n’existerait pas, analyse Barbrook. La bêtise des libéraux, c’est de croire qu’on ne sait ni parler ni agir sans places de marché. Mais c’est exactement le contraire sur le Net. » Et ça le fait bien rire, que le e-business, le B2C et les grandes théories marchandes fassent un flop. Et qu’on impute ce flop à une frilosité des internautes : « Les gens ont désespérément envie de donner. Ils supplient : lisez mon texte, prenez mon fichier MP3, il est meilleur que les autres ! » Et il ajoute : « On pensait que la révolution, c’était la Bastille ou les drapeaux rouges. Ce qui est radical, aujourd’hui, c’est que cette révolution-là se fait spontanément, sans concertation. Certains internautes, qui tiennent un discours de libéraux de droite, chattent tous les jours gratuitement ! »
Le partage en héritage
Mais quelle est donc cette rage de partager qui prend l’humanité dès qu’elle arrive sur le Web ? Barbrook ne prendrait-il pas ses idéalistes vessies pour des lanternes ? Non. Selon lui, « les égoïsmes de chacun sont comblés, car on reçoit toujours dix ou mille fois plus que l’on donne ». Pas seulement la reconnaissance de nos camarades internautes ou l’impression de participer à une aventure commune, mais un réel bénéfice : quand on y songe, qu’est-ce que mettre un fichier MP3 à disposition des internautes quand on peut avoir accès aux millions de morceaux sur le réseau Napster ? Pour Barbrook, nous avons hérité cette obligation de partage des universitaires, les pères du Web. Ce n’est pas qu’ils soient plus altruistes que vous et moi, mais ils ont besoin de partager les informations pour faire progresser leurs travaux. « Pourquoi la recherche américaine était en avance sur la recherche soviétique ?, interroge Barbrook. Parce que les scientifiques étaient presque obligés de publier leurs travaux, pour bénéficier des conseils et de l’aide de leurs confrères. En URSS, tout était cloisonné et secret. »
Travailleur du don
Cette « économie du don »(2), théorisée par ses idoles, les situationnistes, s’illustre de multiples exemples. Ainsi, la coopération bénévole et enthousiaste de milliers de programmeurs a fait de Linux un programme plus performant et plus sûr que Microsoft. Le code source du navigateur Netscape est désormais accessible à tous. Et la dernière publicité d’Apple, que Barbrook arbore comme un étendard, proclame que le Mac est « né pour graver ». « Ils appellent littéralement à faire de la copie pirate. Mais ils ne diraient pas ça pour leurs propres logiciels ! » Paradoxe ? Là où certains verraient une contradiction du capitalisme, Barbrook pointe une évolution : une « économie mixte », qui mêlerait le marchand et le don, le payant et le gratuit. Il ne préconise, ni ne prédit, l’abolition du marchand.
Nous serions, en réalité, dans une période de transition, incomprise par les entreprenautes, dont l’absence de clairvoyance le navre. « Le problème des start-ups, c’est que les gens y travaillent à plein temps ! Ce qui fonctionne, c’est de faire des choses avec passion, en hobby. » Et il juge complètement dépassée la crispation sur le copyright des grosses majors américaines. Il rit de leur obsession de tout sécuriser, tout verrouiller et traquer les « pirates » de Napster, qui ne se font pourtant pas un sou en distribuant le MP3 : « Ce sont des capitalistes ultra-libéraux et soudain, quand on touche au copyright, l’...tat devient le centre de leur vie ! Quand ils attaquent Napster, ils nient l’essence même de l’Internet. C’est une fuite de la modernité. » Quelle est cette modernité, selon lui ? Le fait que chaque internaute soit à la fois émetteur et récepteur d’informations, ce qu’il appelle un « travailleur du don ». Le temps des spectateurs passifs, attendant que le contenu copyrighté leur tombe tout cuit dans le bec, est terminé. Mais ce n’est pas le Net qui a sonné en premier le glas d’une conception étriquée du droit. Barbrook souligne qu’on le trouve en germe dans l’art contemporain, avec les collages de journaux par Picasso, avec la récupération de l’imagerie publicitaire par le Pop Art ou avec l’utilisation des samples, ces « repiquages » de morceaux des autres, par le hip-hop ou la techno. « Pour moi, l’esprit du Net, c’est le groupe Daft Punk, qui sample des morceaux merdiques pour en faire des chansons géniales. »
(1) Voir www.nettime.org/nettime.w3archive/199909/msg00046.html (première des quatre parties du manifeste)
(2) L’...conomie du don high-tech, traduit en français par Florent Latrive et Olivier Blondeau dans Libres enfants du savoir numérique, éditions de l’...clat, 2000