Nart fait partie d’une fournée de start-ups Internet qui entrent en Bourse vendredi 29 juin. Son PDG, Antoine Beaussant, 42 ans, retrace le parcours de ce site d’information et de vente d’art. Interview.
Antoine Beaussant, PDG de Nart
©Transfert |
Comment en êtes-vous venu à créer un site sur l’art ?
À l’époque, je présidais le Syndicat professionnel des éditeurs de contenus en ligne, le GESTE. Bruno Chabannes, avec qui j’ai fondé Nart, en était le vice-président. Nous déjeunions ensemble, fin 1996. Il m’a parlé de la première vente d’une œuvre d’art entièrement virtuelle, le lendemain, à Drouot. Il voulait l’acheter, mais cela risquait de coûter cher. Nous avons décidé de l’acquérir ensemble. Bruno Chabannes est un collectionneur. Moi je n’ai qu’une culture artistique par ma famille. Mais ce qui m’intéressait, c’était de savoir comment se protège une œuvre d’art virtuelle. Il faut dire que j’étais chargé de mission par le ministre François Fillon pour rédiger une charte d’Internet. Nous étions une centaine de personnes, magistrats, avocats, fournisseurs d’accès et de contenus, à réfléchir au sein de la commission Beaussant. Le rapport a été publié en avril 1997, puis relégué aux oubliettes à cause du changement de gouvernement. Ce sont les mêmes principes qui reviennent aujourd’hui avec le rapport Christian Paul.
Le lendemain, la vente de l’œuvre de Fred Forest a été un événement mondial, couvert dans le monde entier. Nous avons créé un site pour la présenter. Il s’est progressivement transformé en Nart, un groupe plurimédia consacré à l’art (un pôle de ventes d’art, avec ventes aux enchères, ventes à prix fixes, boutiques exclusives, services d’expertise et un pôle éditorial avec le portail Web Artindex.fr et les revues offline Le Journal des Arts, L’Œil, NDLR).
Comment avez-vous créé votre fonds de commerce ?
Nous voulions créer un site dédié à l’art et aux artistes. Mais pendant toute une période, nous avons gardé l’un et l’autre nos activités respectives - je possédais ma propre société, et Bruno était président de la filiale d’information boursière en ligne de LVMH, Victoire Multimédia. Il ne nous a rejoints qu’en janvier 2000. Nous nous sommes donc autofinancés pendant deux ans et demi, avec un chiffre d’affaires de 450 000 F en 1997, 500 000 F en 1998, et 2 millions de francs l’année dernière. En 1998, nous avons été le premier site Internet français à recevoir des subventions du ministère de la Culture, via le Centre national de la culture. Fin 1999, nous avons fait entrer des financiers dans le capital : Galileo, Sofinnova, les AGF.
Qu’est-ce qui vous a fait connaître ?
Dès la fin de 1997, nous avons procédé à la première vente aux enchères sur Internet avec Drouot. Le thème de cette opération était l’affaire Dreyfus, avec toutes sortes de documents et d’objets s’y rapportant. L’opération s’est déroulée en cinq phases. D’abord, le commissaire-priseur a fixé les paliers de prix des enchères par avance, afin que nous paramétrions notre logiciel d’enchères. Le moment venu, il n’y avait plus qu’à appuyer sur une touche pour incrémenter son offre d’un degré. Le monde entier pouvait ainsi participer à la vente en temps réel alors que seul le commissaire-priseur se tenait dans la salle.
Puis nous avons mis le catalogue en ligne. Ensuite, nous avons pris les ordres pendant les jours précédant la vente, afin de vérifier la solvabilité des enchérisseurs. La retransmission en Webcam a été organisée, en sorte que le commissaire-priseur soit visible. Ce dernier a orchestré la prise d’enchères en temps réel. Nous n’avons pas réédité l’opération en temps réel, parce que c’est contraignant : cela ralentit le débit du commissaire-priseur. Sinon, le processus de la vente aux enchères est demeuré le même.
Mardi 27 juin, le Sénat a voté la fin du monopole des commissaires-priseurs sur la vente aux enchères. Vous avez eu quelques ennuis avec la corporation, à cause du monopole...
À l’été 1999, nous avons ouvert une filiale à New York, et nous avons logé sur place l’ensemble de notre activité enchères en ligne. Pour deux raisons : d’abord, la moitié du marché de l’art se trouve aux ...tats-Unis. Ensuite, la France était le seul pays à conserver un monopole des commissaires-priseurs. Elle était même sous injonction de la Commission de Bruxelles parce que cette exception viole une directive européenne publiée il y a quatre ou cinq ans.
En novembre, nous avons organisé une vente aux enchères depuis New York. Juridiquement, la vente avait lieu là-bas. Le serveur y réalisait l’adjudication en désignant le gagnant, les échanges se faisaient en dollars. Cet événement s’est tenu lors du premier passage de la loi sur le monopole des commissaires-priseurs. Il faut bien savoir que ces derniers ont une hantise : être débordés par une concurrence sauvage. En effet, même avec la fin du monopole, le métier reste très réglementé, avec un conseil supérieur, la nécessité d’obtenir un agrément... Si la loi n’évoquait pas les enchères en ligne, n’importe qui aurait pu échapper à ces contraintes légales et s’ériger en commissaire-priseur sur le Web. Pour conjurer leur peur, les commissaires-priseurs ont interpellé le gouvernement sur cette question. Mais ils ont été déboutés en première lecture à l’Assemblée nationale. Alors, ils ont trouvé un bouc émissaire, Nart, qui était le site le plus visible, et ils nous ont traînés devant le tribunal de grande instance de Paris en mai. Les Anglo-Saxons, les internautes, ont pris fait et cause pour nous. Nous avons été condamnés à un franc de dommages et intérêts.
Quel intérêt avez-vous à vous passer de commissaires-priseurs ?
Nous ne nous en passons pas : nous avons simplement attendu le passage de la loi pour intégrer des commissaires-priseurs dans la société. Avec le monopole, un commissaire-priseur ne peut faire une association ou devenir commerçant. Il se contente de prendre un pourcentage, pas si élevé d’ailleurs, qui tourne entre 10 % de et 15 % de la vente. Nous avons passé un accord de coopération avec l’étude Beaussant-Lefèvre, destiné à entrer en vigueur après le vote. Pour nous, le commissaire-priseur n’est pas une charge. C’est un distributeur : sans lui, qui s’occuperait de l’organisation, du montage des lots, etc. ? De même, il n’est pas question de se passer des experts : nous avons une trentaine de professionnels indépendants qui travaillent pour nous. Cela nous permet d’offrir les mêmes niveaux de garantie que les grandes maisons traditionnelles. En cas de faux avéré, nous remboursons l’acheteur.
La vente en ligne d’art, aux enchères ou à prix fixe, constitue-t-elle une mutation radicale sur ce marché ?
Le marché de l’art, c’est 200 milliards de francs dans le monde. Il a crû de 10 à 12 % depuis le début des années 90. Internet devrait accélérer cette courbe ascendante. Dès que l’offre devient facile d’accès, la demande explose, c’est ce qu’on a vu avec le téléphone portable. Aujourd’hui, le marché de l’art est comme le marché du luxe il y a quinze ans : atomisé, constitué de petits marchands sans capitaux, sans marques. Il a besoin d’un circuit de distribution plus moderne.
Internet est un canal de distribution plein de qualités. Il est facile d’accès (moins intimidant qu’une galerie d’art) ; il offre un choix plus large (à contrario, notre partenaire, Artcurial, qui possède un fonds de 35 000 pièces, ne peut disposer que 10 % de son catalogue dans sa boutique des Champs-...lysées) ; et il est confortable d’utilisation (on y accède la nuit, on n’a plus besoin de déplacer l’objet à vendre pour le confier au mandataire...). Ces raisons expliquent que nous ayons parmi nos clients beaucoup de "primo-acheteurs", des gens qui n’avaient jamais acquis une œuvre d’art auparavant. De plus, nous sommes sur une vague porteuse. La consommation de biens culturels dans le monde progresse. Elle a dépassé l’habillement en France depuis les années 1990. C’est un signe de statut social, une façon de valoriser l’individu. Nous espérons bien, chez Nart, ouvrir l’art au plus grand nombre.