La tendance quant aux droits d’auteurs ? Un renforcement continuel des droits de la propriété intellectuelle et un affaiblissement du domaine public. Cette évolution est très dangereuse...
La
notion même d’une appropriation individuelle
de la production intellectuelle est une invention
relativement récente de l’Occident. Pendant
des millénaires, les idées ou les
écrits ont été considérés
comme un bien commun. Pour Aristote, l’essence
de l’homme est de copier. Il est dans la nature
de l’homme de reproduire ce qui a déjà
été produit, et c’est ce mouvement
perpétuel qui est à la source du
progrès et de l’invention. Il aura fallu
attendre la Révolution française
pour voir Beaumarchais introduire la notion de
droit d’auteur. En reconnaissant le travail des
auteurs, la société a mis sur pied
une forme déquilibre : une législation
qui protège les créateurs, à
condition que, sur le long terme, les richesses
intellectuelles reviennent dans le domaine public.
Pression des
groupes comme Walt disney
Aujourd’hui cet équilibre est en danger.
Depuis une dizaine d’années, nous assistons
à un renforcement continuel des droits
de la propriété intellectuelle,
et à un affaiblissement du domaine public.
L’an dernier, le Congrès des ...tats-Unis
a adopté une loi (Sonny Bono Copyright
Term Extension Act) étendant les droits
de reproduction de 50 à 70 ans après
le décès des auteurs, et de 75 à
95 ans pour les entreprises titulaires de droits.
Cette législation a été introduite
sous la pression de groupes comme Walt Disney,
qui n’avait aucune envie de voir Mickey tomber
dans le domaine public en 2004. Cette loi retarde
le moment où les uvres de l’esprit
pourront être utilisées par le plus
grand nombre.
Les nouvelles technologies peuvent aussi mettre
en péril la légitimité de
droits acquis. Il est ainsi possible d’empêcher
techniquement la copie d’un disque compact, fût-ce
à des fins légitimes (par exemple
à des fins pédagogiques, dans le
cadre des exceptions légales au droit d’auteur).
Désormais, la simple possession d’un système
permettant de contourner ces verrous techniques
est considérée comme illégale,
même pour des usages légitimes. Il
y a donc un renforcement de la législation,
au détriment de l’intérêt
général et de l’équilibre
entre utilisateurs et ayants droits.
Les
idées ne sont pas protégeables
Autre sujet de discorde : la "brevetabilité"
des logiciels. En Europe, les softwares sont protégés
au titre de la propriété littéraire
et artistique, et non pas au titre de la propriété
industrielle (les brevets). Cela veut dire que
l’on protège le logiciel comme une uvre
littéraire, mais que les idées qui
sont dedans ne sont pas protégeables. En
revanche, la philosophie américaine consiste
à protéger les logiciels par des
brevets, ce qui rend très difficile le
travail des concurrents qui ne peuvent utiliser
les mêmes idées. Des pressions s’exercent
actuellement sur les autorités européennes
pour qu’elles s’alignent sur la législation
américaine.
Affaiblissement
du patrimoine commun
Le renforcement de la propriété
intellectuelle crée artificiellement une
forme de rareté. C’est un choix politique
qu’il faut discuter. C’est pourquoi il nous faut
impérativement élargir le débat
au-delà des cercles juridiques. Bien entendu,
il nous faut offrir une protection à l’auteur
et à l’éditeur, mais le citoyen
a aussi besoin d’être protégé.
Si nous laissons s’imposer des droits de propriété
intellectuelle relatifs à des données
brutes, ou à des uvres classiques
qui auraient dû tomber dans le domaine public,
si nous laissons être "brevetées"
les idées fondamentales des logiciels,
ou les organismes vivants, nous affaiblissons
notre patrimoine intellectuel commun. Et nous
en sortirons tous appauvris. La propriété
intellectuelle est une affaire beaucoup trop sérieuse
pour être confiée aux seuls juristes.
*Philippe
Quéau
est le fondateur du Salon Imagina. Ancien directeur
de recherche à l’INA (Institut national
de l’audiovisuel), il est actuellement directeur
de l’Informatique et de l’Information à
l’UNESCO. Il est le promoteur d’une "bibliothèque
virtuelle publique" pour offrir à
tous, via Internet, le patrimoine public mondial.