En partenariat avec Reporters sans frontières, transfert.net publie sur son site le premier rapport sur la liberté d’expression sur Internet. Un média qui inquiète autant les dictatures qui veulent le museler... que les démocraties qui rêvent de le contrôler.
Ce n’est pas une surprise. Internet est devenu un média comme les autres. Ce constat, transfert.net et Reporters sans frontières, unis pour réaliser le premier rapport au monde sur « La liberté d’expression sur Internet », l’ont fait tout au long de leurs investigations. Longtemps inconscientes de l’immense outil de liberté que constitue le Web, les dictatures n’ont, aujourd’hui, pas assez de lois et de mesures répressives pour se rattraper. Dans leurs bouches, un seul mot d’ordre : il faut museler le Web. Stopper cette invention folle qui permet à n’importe quel dissident ou opposant de s’exprimer, à n’importe quel moment, partout à travers le monde et, le plus souvent, de façon anonyme.
Chasse à l’homme
En Chine, les dissidents qui utilisent le Net sont des criminels. Ce qui les attend ? Des années de prison - ou la mort, pour peu qu’ils aient « volé, découvert, acheté ou divulgué des secrets d’...tat ». Les dissidents sont impitoyablement poursuivis. L’économiste Qi Yanchen, rédacteur en chef de la revue en ligne Consultations est ainsi incarcéré depuis le 2 septembre 1999. Il a été inculpé de « subversion et diffusion d’informations anti-
gouvernementales par Internet ». Le 3 juin 2000, Huang Qi, opposant au régime, a été arrêté pour avoir mis en ligne des témoignages sur le massacre de Tiananmen. Le 3 août 2000, la police a lancé une chasse à l’homme contre cinq dissidents. Responsables d’un site, ils parvenaient à le mettre à jour depuis des cybercafés. Le 5 août 2000, le gouvernement a annoncé la création de forces de cyberpolice dans 20 villes et provinces du pays. Et, en décembre 2000, à Pékin, c’est une opération coup de poing contre le Fei Yu, le plus grand cybercafé du monde, qui a été menée. Cent policiers l’ont envahi. Ils ont interrogé les mémoires de ses 860 ordinateurs - dont 50 ont révélé des visites de sites pornographiques. Saisie du matériel et lourde amende pour le propriétaire. Là-bas, un patron de cybercafé est responsable de ce que font ses clients...
Autre culture, autre continent. En Ukraine, le 2 novembre 2000, un corps décapité a été retrouvé près du village de Tarachtcha (60 km à l’est de Kiev) : selon le procureur général du pays, il s’agit bien de celui de Georgiy Gongadze, fondateur et rédacteur en chef du journal en ligne Ukrainskaïa Pravda. Âgé de 31 ans, ce journaliste avait disparu sur le chemin de son domicile, le 16 septembre. Son journal, très critique envers le pouvoir, se targuait d’être le « premier journal ukrainien d’opposition publié uniquement sur l’Internet ». Fondé au printemps 2000, Ukrainskaïa Pravda s’était rapidement imposé auprès des internautes locaux par le style incisif de ses articles. Durant les mois précédant sa disparition, le journaliste avait dénoncé à plusieurs reprises les menaces dont il faisait l’objet. Il aurait été pris en filature par les services secrets ukrainiens (SBU). Ses amis et ses proches ont été interrogés par la police qui prétendait enquêter sur un meurtre survenu à Odessa... En juillet 2000, Georgiy Gongadze s’est même adressé au procureur général d’Ukraine, Mihail Potebenko, pour dénoncer ces actions « d’intimidation prémédités pour lui faire peur, ou empêcher ses activités ».
Une affaire d’...tat
Devant l’inertie de la justice, une commission d’enquête parlementaire sur la disparition de Georgiy Gongadze a été créée quelques semaines après la disparition du journaliste. Certains de ses membres confient avoir été intimidés, voire menacés par des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur. Le cas de Georgiy Gongadze a pris la dimension d’une affaire d’...tat avec la révélation, le 28 novembre 2000, par l’un des chefs de l’opposition, d’enregistrements censés avoir été réalisés par un officier des services secrets, dans le bureau du président Leonid Koutchma, lors de conversations entre le président et plusieurs hauts responsables. Différents moyens de se « débarrasser » de Georgiy Gongadze étaient évoqués sur les bandes. Dans l’une de ces conversations, un interlocuteur présenté comme pouvant être le ministre de l’Intérieur, Iouri Kravtchenko, assurait qu’il disposerait de gens capables de remplir cette mission. La présidence dénonce une manipulation de l’opposition. Du 5 au 12 janvier 2001, Reporters sans frontières a mené une mission d’investigation à Kiev sur l’enlèvement et l’assassinat de Georgiy Gongadze. Après avoir rencontré de nombreuses personnes (famille, amis, experts, juges, juristes et journalistes), ainsi que des représentants des autorités, dont le président Leonid Koutchma, et des fonctionnaires en charge de l’enquête, l’organisation a conclu que le journaliste a bien été assassiné à cause de ses activités professionnelles et a constaté de graves manquements dans le travail des autorités judiciaires.
Contenus « offensants »
Pour autant, en déduire que les cas de répression de la liberté en ligne sont l’apanage des régimes autoritaires serait erroné. Face à la croissance exponentielle du Net, et en pleine paranoïa quant à la possibilité de contrôler ce moyen d’expression, certaines démocraties paniquent et rêvent d’un Réseau sous contrôle. Quelles lois appliquer aux publications en ligne qui sont, par essence, planétaires et transfrontalières ? Comment les encadrer ? Plusieurs ...tats sont sur la défensive. L’exemple le plus connu est, sans conteste, celui de l’Australie. Sur ce continent, le PNB est dans le vert et les libertés se portent plutôt bien. Mais depuis le 1er janvier 2000, une loi fédérale, le Broadcasting Services Act, cadre rigoureusement les contenus interdits sur le Net. Pédophilie, violence, informations sur le crime, propagande pour les stupéfiants, le choix des contenus « offensants » n’a rien de surprenant : la classification s’inspire de celle des cassettes vidéo. Mais en vertu de ce texte, tout Australien a le droit de saisir l’Australian Broadcasting Authority lorsqu’un contenu lui semble douteux. Un courrier suffit. Ce dispositif légal est une incitation directe à la délation et sa mise en œuvre a fait bondir les défenseurs des libertés civiles. Au point que certaines organisations, dont l’Electronic Frontiers Australia, ont expatrié leurs sites aux ...tats-Unis.
Enfin, c’est l’ensemble du monde développé qui s’est lancé dans l’écoute intensive : le système d’interception et de traitement des communications Echelon opère sur la plus grande partie du globe au profit des ...tats-Unis, du Canada, de la Grande-Bretagne, de la Nouvelle-Zélande et - encore - de l’Australie. Lancé aux premières heures de la guerre froide, Echelon trouve dans les NTIC une nouvelle pâture : les e-mails sont plus faciles à espionner que les communications téléphoniques. L’exemple a été suivi par l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse, le Danemark, la France... Aujourd’hui recentrée sur les enjeux économiques, cette surveillance généralisée est une autre menace pour les libertés individuelles. Et que dire de la Grande-Bretagne où, selon le Regulation of Investigatory Powers Act, le refus de décrypter un document peut se solder par deux ans de prison ?
...quipe insaisissable
Mais la résistance s’organise. Au Nord comme au Sud, des internautes se mobilisent pour déjouer la censure. À ce jour, aucun ...tat ne parvient à contrôler totalement Internet. Grâce à la solidarité du Réseau, un texte dissident ou censuré est, dans la majorité des cas, récupéré, protégé et se démultiplie via des sites miroirs, des forums ou des groupes de discussion. Certes, les situations ne sont guère comparables d’un pays à l’autre. Le continent africain, par exemple, ne compte pas plus de lignes téléphoniques que Manhattan, au cœur de New York. Certaines dictatures ne se préoccupent encore guère de réprimer le Web. Pourquoi, se disent-ils, censurer un média qui crie dans le désert ? C’est pourtant là une grave erreur : sur le Web, nul désert, les frontières explosent et c’est devant le monde entier que leur cruauté s’expose. Ainsi, en Malaisie, Steve Gan, ancien journaliste de presse écrite, a monté un site d’infos afin d’échapper à l’autocensure à laquelle le contraignaient les menaces visant les médias classiques. Résultat : malaysiakini.com.my lui a permis d’exercer bien plus librement son métier. En Tunisie, un petit webzine baptisé Takriz (« emmerdements », en arabe) fait tourner en bourrique le général-président Ben Ali et son régime policier. Anonyme et soigneusement cachée, l’équipe du site est insaisissable. Et Takriz ne compte pas moins de 4 000 lecteurs par mois : un excellent résultat pour un pays qui revendique 250 000 internautes sur une population de 10 millions d’habitants. Plus loin, dans les camps palestiniens, d’Israël comme du Liban, notre envoyé spécial, Arnaud Gonzague, a observé le même phénomène (lire p. 36). Compte tenu de la censure subie par les Palestiniens réfugiés, l’Internet est le meilleur moyen de communiquer et de s’informer. Les exemples de cette guérilla technologique sont légion. Les ennemis de l’Internet, les adversaires de la liberté, n’ont pas encore gagné.•