Auteur d’un essai paru à l’automne, le sociologue Philippe Breton discerne un fanatisme quasi religieux chez les chantres du Réseau. Passable à l’écrit, son discours tient moins à l’oral.
Spécialiste de la communication et de ses outils, le sociologue Philippe Breton est chercheur au CNRS et enseignant en Sorbonne. Son livre Le culte de l’Internet est paru aux éditions La Découverte, à la fin de l’an 2000 : Transfert, à l’époque, en avait rendu compte. Pourquoi y revenir ? Le jeudi 22 février à Paris, dans un auditorium du Centre Pompidou, Philippe Breton a donné une conférence sur cette dimension religieuse, parfois fondamentaliste, qu’il discerne dans le Réseau. Qu’il existe un culte de l’Internet, la bonne centaine de personnes présentes ce soir-là l’a donc découvert ou se l’est fait confirmer. Certes, l’intitulé avait un peu glissé - "Internet, le culte et l’usage"... "Internet", pas "l’Internet", quand le premier chapitre du livre martèle le distinguo -, mais le fonds de l’essai et du speech étaient identiques.
Personne ne sort plus de chez soi
Ce qui ne l’était pas, c’était le ton. À l’oral, la prudence et le souci de neutralité typiques d’un écrit sont érodés. Les parts dures du discours, l’attitude fondamentale de l’auteur, s’y distinguent mieux. Rappelons les thèses de Philippe Breton :
Il est difficile d’avoir un débat de société sur l’Internet, vu les pressions exercées sur la question par les puissances économiques et l’effet de mode.
L’éventail des attitudes face à l’Internet va du rejet pur et simple au militantisme quasi religieux. Entre ces extrêmes, une position mesurée a du mal à naître.
L’enthousiasme que suscite l’Internet est de trois types : il peut être modéré, comme celui que suscite un bon outil ; intéressé, pour qui s’entiche des opportunités d’enrichissement de la netéconomie ; enfin, idéologique et fanatique - la fameuse dimension du "culte", qui donne au livre sa justification.
- Pour Philippe Breton, cette religiosité a ses précurseurs (Saint-Simon) ses gourous (Negroponte, Quéau, Pierre Lévy), ses repentis (le cybernéticien Norbert Wiener). Elle a aussi ses apôtres, comme Steve Jobs, "d’abord un moine zen" avant d’être le père du Macintosh. Enfin, elle a ses paysagistes, ces auteurs de science-fiction dont les romans concrétisent son point d’aboutissement logique : un univers dématérialisé, désincarné, automatisé, dont l’épine dorsale se réduit à un système de communication si parfait et si global qu’il rend inutile, voire dangereux, tout contact physique. Dans ces mondes-là, c’est juré, chacun est connecté et personne ne sort plus de chez soi.
Manque d’entrain
Voici deux siècles, quand naquit le premier exemple des réseaux de communication de masse - le chemin de fer - on salua la merveille. On accusa aussi sa vitesse excessive d’asphyxier les passagers : que l’innovation engendre deux outrances opposées ne date pas d’hier. Le problème, c’est que Philippe Breton a le plus grand mal à s’engager lui-même sur la médiane, sur la troisième voie qu’il prône - et que son manque d’entrain, sensibles à l’écrit, redouble à l’oral. Bien sûr, derrière le "petit nombre" des zélateurs qu’il dénonce, pointent les dangers que le nouveau culte fait courir à tous : la désincarnation. L’isolement. En toile de fond, pèse cette fameuse "menace sur le lien social" qui fait le sous-titre de l’ouvrage. On est bien au cœur du sujet, lancé sur cet axe futuriste que jalonne la science-fiction.
Lugubres clichetons
On aurait pu en rester là. Dans le surenchantement du Web. Surfer, broder, papillonner de l’enfantement du Macintosh par les cervelles de ses géniteurs, entre prise d’acide et satori. Jongler avec la Noosphère, ce concept de convergence spirituelle établi par le père jésuite Teihard de Chardin - et le nom Noos, récupéré pour son câble par l’ex-Lyonnaise des Eaux. Pourquoi ont donc débarqué dans le discours de Philippe Breton ces deux épouvantails contemporains, ces Laurel et Hardy sinistres de l’abomination en ligne : le pédophile et le néo-nazi ? Deux croque-mitaines du Réseau qui ne sont, assurait Breton à son auditoire, "pas des éléments marginaux". Que font-ils là ? Qui les a invités à Beaubourg ? Quel rapport entretiennent les lugubres clichetons avec la promesse religieuse de rapports sociaux 100 % virtualisés ? Au moment des questions du public, il faudra la voix mesurée d’une intervenante pour mettre un peu d’eau dans le Web en évoquant ces sites anti-négationnistes qui contrebalancent le nazisme online. (suite
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