De l’Ardèche aux Pyrénées en passant par le Limousin, les initiatives de mise en réseau de la campagne offrent des traits - et des paradoxes - communs. À quel prix ces initiatives cesseront-elles d’être des expériences ? Spécialiste du domaine, le géographe Bruno Moriset répond aux questions de Transfert.
Bruno Moriset, docteur et agrégé, fait partie du laboratoire de Géographie de l’université Lyon 3. Ses recherches concernent le rôle économique et social des NTIC dans le développement territorial, leur impact sur les PMI et PME rurales, etc. Il vient par ailleurs de coordonner le numéro 1/2000 de la revue Géocarrefour, consacré aux nouvelles technologies de l’information en milieu rural, et occupe la fonction de consultant auprès du Comité d’expansion de la Drôme provençale pour la mise en réseau informatique du territoire.
Transfert - En France et ailleurs, les initiatives de mise en réseau des territoires ruraux pullulent. Quels sont leurs points communs ?
Bruno Moriset - Que l’on invoque la " modernité " ou le " désenclavement ", l’idée demeure la même. Derrière chaque expression des NTIC on trouve une utopie fondatrice : elles permettraient à la société rurale de rejoindre la globalisation. Ce rêve n’a rien d’inédit. Il date de l’extension mondiale des réseaux de communication, chemin de fer ou télégraphe. L’argument du Tour du monde en 80 jours est que les moyens de transport ont rétréci la terre. Le roman de Verne est paru en 1872. A l’époque, on pensait déjà au village planétaire...
Autre point commun : qu’on en parle ou qu’on s’y attelle, le désenclavement numérique des espaces ruraux est à la fois externe et interne. C’est à dire qu’il veut s’ouvrir à la société globale et permettre en même temps à des villages voisins de se rapprocher. C’est le paradoxe. L’internet, cette technologie adaptée aux longues distances, s’applique à de petits réseaux de proximité - en profitant du liant qu’offre la société locale. Je pense aux Réseaux buissonniers du Vercors, patronnés par l’...ducation nationale et promu par le Parc naturel régional, avec les 150 classes de primaire, le lycée et les deux collèges qui le composent. L’idée était de permettre un travail commun à des écoles éparpillées dans une région de faible densité humaine et de climat difficile.
L’école semble un facteur clé de l’implantation des NTIC.
On retrouve ici l’idée - très officielle - de préparer les jeunes à l’insertion dans la globalisation, de favoriser leur rapprochement, de dépasser l’enclavement. Avec les collectivités locales, l’école est le meilleur argument d’implantation d’un réseau en milieu rural.
L’autre critère déterminant pour que naisse un tel réseau est la présence d’un élu dynamique et bien pourvu en relations. Ce peut être un politicien ayant des compétences technologiques - Jacques Dondoux en Ardèche, René Trégoüet dans le Rhône... - ou un homme de terrain impliqué. Les maires sont de plus en plus souvent informaticiens, scientifiques, etc. Je pense entre autres aux élus de Gluiras en Ardèche, ou de Saint Martin en Vercors. Mais pour se montrer efficace, il n’est pas obligatoire d’émarger comme consultant chez Microsoft. Un esprit d’initiative suffit. C’est le cas du sénateur Josette Durieux à Saint Laurent de Neste, dans les Pyrénées.
Cette décentralisation de l’action, il est heureux que notre pays la permette. Mais il est dommage que les très petites communes - la France compte 36 000 communes, autant que le reste de l’Union européenne - n’aient pas les moyens de lancer des projets significatifs au niveau des NTIC. Car le processus va accélérer leur disparition - et la recomposition territoriale. Que se passe-t-il si deux ou trois éléments d’un réseau intercommunal sont incapables de se connecter au reste ?
Pourquoi ces initiatives demeurent-elles souvent des expériences, et relèvent-elles autant de l’assistance ?
Il existe deux cas de figure. Le volontarisme de politique publique, ou l’initiative isolée. Le Télépôle de Chartreuse - un réseau d’écoles et de communes, encore une fois - lancée par le parc naturel regional de Chartreuse, s’est créé sans attendre l’intervention d’instances gouvernementales ou départementales. Un site web fédère l’expérience, mais dans chaque établissement, le maître d’œuvre reste l’enseignant. Les gens ont pris conscience que l’on ne peut plus travailler sans internet. Le taux d’équipement informatique des écoles s’achemine vers les 100 %. Le taux d’équipement internet, vers 50 % - et 100 % à l’horizon de deux ou trois ans. Chacun continuera à disposer à sa guise de l’outil. Dans l’intervalle, les centres multimédia ruraux jouent un rôle discret mais crucial. Pour ceux qui en sont encore éloignés, ils matérialisent et rendent sensibles les techniques et les méthodes modernes de communication. L’ordinateur donne de la substance.
Certes, le risque de ce type d’implantation est d’offrir un outil rutilant et prometteur - qui laisse à son bénéficiaire le soin d’en définir les utilisations. Les NTIC, je le répète, sont un moyen de s’approprier la modernité. Sous forme de valeurs, puisque les élus locaux puisent leurs déclarations dans le discours ambiant. Sous forme d’opportunité économique, grâce à ce que j’appelle l’effet d’aubaine - ce flux de subventions et d’aides que suscite, de la DATAR à l’Europe, l’évocation de l’Internet. Même si on s’aperçoit parfois après coup que les finances ne suivent plus pour l’entretien, la maintenance, et surtout la formation des personnels.
Dans le profil de ces personnels, retrouve-t-on aussi des constantes ?
L’emploi jeune est le maître-mot des structures NTIC en milieu rural. Ceux qui s’occupent du parc informatique et du site web de ces petits centres de communication nichés dans des mairies ou des maisons de jeunes sont souvent des gens de vingt-cinq à trentre ans. Des diplomés de l’université, bac + 2 ou bac + 4, ayant suivi des filières d’aménagement, de tourisme, d’histoire ou de géographie. Employés dans le cadre des emplois jeunes solidarités, ils perçoivent des salaires élevés pour la catégorie, jusqu’à 10 000 francs mensuels. C’est leur sortie du système, à l’issue des cinq ans contractuels, qui va faire problème. Ils ont acquis des connaissances technologiques et des compétences sur le territoire. Vont-ils continuer à apporter leur savoir au niveau local, ou devront-ils chercher ailleurs un travail collant à leurs capacités ? Beaucoup ont des racines rurales vivaces. Heureux de se frotter aux NTIC en ménageant leur qualité de vie, ils souscrivent au slogan imaginé parhebrides.com, site britannique et figure de proue du désenclavement numérique : "Live local, work global." Pour certains, ce sera le début d’une carrière. Sont-ils les prototypes d’un nouveau modèle de cadres ? En tout cas, dans le domaine de l’acquisition de compétences et de savoir, ces jeunes sont des intermédiaires.
Quelles réserves apporteriez-vous ?
Toutes les régions rurales n’ont pas forcément les compétences, les atouts ou l’ampleur nécessaires à leurs ambitions. Ainsi, il est clair que le canton et sa petite poignée de milliers d’habitants n’est pas l’unité de travail adaptée. C’est à l’échelle de la communauté de commune ou du pays - disons, jusqu’à la cinquantaine de milliers d’habitants - que les choses deviennent possibles. Parfois, une zone veut lancer sa mise en réseau alors que son identité territoriale n’est même pas définie ! Quel sera le domaine d’action du site Internet ? Quels seront ses responsables ?
On peut évoquer aussi le mirage du télétravail, call center ou hotline censés apporter emploi et activité à un territoire isolé. Or, quelles ressources le territoire en question est-il capable d’offrir ? Etant entendu qu’aujourd’hui, une entreprise sera surtout attentive à l’emploi, aux loisirs, à l’éducation dont pourront bénéficier non la personne qu’elle compte embaucher, mais son conjoint ou ses enfants.
Enfin, il faut être réaliste. S’interroger sur la vogue de l’espace rural. Ne joue-t-il pas un peu le rôle de caution morale ? Quelle que soit son secteur, l’entreprise qui développe le télétravail au fin fond d’un terroir n’aura guère de mal à s’attribuer un certificat d’écologie - alors que 95 % de son activité réelle continuera de s’effectuer au sein d’un réseau de grandes villes. Dans le domaine des NTIC, le rural occupe 50 % du discours alors qu’il représente 5 % du réel. Parle-t-on des webs scolaires urbains ? Non, alors que la majorité des écoles sont situées en ville. En milieu rural, les NTIC auront toujours l’air plus pertinentes à cause du fameux désenclavement promis par l’internet. A-t-on besoin d’attirer la moitié des entreprises urbaines pour animer la campagne ? Non. Pour peu que les moyens de vivre soient présents, un nombre réduit d’entités actives suffira à diversifier le tissu socio-économique rural.