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Yves Lasfargue : Jusqu’en 1995, les technologies que l’entreprise devait adopter étaient perçues comme rebutantes. Elles supprimaient l’emploi, elles faisaient mal au dos, elles détérioraient les qualifications. Puis, soudain sont apparus le téléphone GSM et Internet. Autrement dit, des technologies séduisantes, n’étant pas en soi des technologies de productivité. Pour la première fois en France, pendant la fête des mères et la fête des pères de 1996, on a offert des cadeaux technologiques à sa famille. Un événement invraisemblable auparavant : les technologies de l’information, jusqu’ici, étaient de purs outils professionnels. Or, cette fois, les ventes ont été autant tirées par les familles que par les entreprises, les deux univers s’interpénétrant d’ailleurs largement à cette occasion. En 1996, c’est aussi la première année où il y a eu plus d’ordinateurs vendus (environ deux millions d’unités écoulées) que d’automobiles en France. On a alors vu se développer le discours sur le retard technologique français. Les politiques, les intellectuels et les médias en sont devenus fanatiques. De plus, comme peu y comprenaient quelque chose, on a fait tenir les rubriques technologiques par ces fanatiques, ceux que j’appelle les technomordus. C’est un phénomène inquiétant : ce discours unique risque d’exclure une partie de la population. Les technomordus prétendent qu’il faut immédiatement mettre en place les technologies, sans réfléchir aux conséquences. Ce sont les vendeurs d’informatique, et tous les commerciaux qui profitent de ce marché. Puis les idéologues qui apprécient ces technologies, qui créent des sites, qui tchatchent en ligne, qui jouent aux jeux vidéo... Or ils ne comprennent pas que d’autres puissent ne pas y prendre plaisir - ceux que je nomme les “technoexclus”. La caricature de cette attitude, c’est le discours sur la mise en place de téléprocédures qui n’aborde même pas la nécessité de guichets humains pour ceux qui ne sont pas connectés.
) Le discours des technomordus s’est tout de même accompagné de l’essor d’un nouveau type d’entreprise. La révolution start-up est-elle en train de changer les mécanismes économiques, ou s’agit-il également de propagande ?
La start-up, c’est un effet de mode ! Il est amplifié par le fait que la plupart de ces petites sociétés se créent dans le monde de la communication. Elles savent très bien parler d’elles-mêmes et faire valoir leur nouveauté. Mais des start-ups, il y en a toujours eu. Actuellement, leur spécificité, c’est qu’il s’agit de start-ups de cadres. Pour la simple raison que nous sommes dans la société de l’information. L’équipe de départ est donc à peu près à égalité ; sur un modèle coopératif où tous sont actionnaires et possèdent le même nombre de parts dans la société. Chacun y est à la fois dirigeant et producteur, ce qui tranche avec la distinction classique entre le patron et l’ouvrier. Cependant, dès que ces sociétés dépassent la dizaine d’individus, on retrouve l’organisation classique de l’entreprise avec ses chefs, ses sous-chefs et ses exécutants. Si les premiers mois d’existence sont caractérisés par l’égalité et l’absence de hiérarchie, très vite on revient à une société traditionnelle de services. Au bout de six mois, la start-up n’en est plus une. D’ailleurs, on parle essentiellement de “start-up" au moment où l’entreprise se crée, quand elle est cotée en Bourse ou lorsqu’elle est vendue. Ça ne va pas plus loin.
) Mais tout de même, les journées de travail interminables, les 35 heures faites en deux jours... Dans une start-up, on ne travaille pas comme dans une PME classique...
Il est vrai que dans la société de l’information, on peut rester plus longtemps à son poste que dans la société industrielle. Mais cela n’est pas propre à la start-up : c’est le fait des métiers de la société de l’information. C’est une constatation déjà valable depuis longtemps pour les architectes, les journalistes, etc., qui “sont charrette" régulièrement. En phase de lancement d’une société, le travail est mythifié. De manière générale, la fatigue physique, calculée en heures de travail, n’est plus l’unique critère de la charge de travail. J’ai donc inventé une méthode de mesure de la “charge de travail ressentie", que j’appelle l’ergostressie, pour mesurer le temps professionnel un peu plus précisément. Cette méthode tient compte de quatre facteurs : la fatigue physique, la fatigue mentale, le stress et le plaisir.
) Comment cela fonctionne-t-il ?
On commence par évaluer le temps complet professionnel, qui comprend le temps contractuel (1 600 heures par an pour les cadres, 35 heures par semaine pour les autres), le temps réel (avec les heures supplémentaires, c’est 10 à 20 % de plus chez les cadres) et tous les temps induits (les trajets, repas, lectures, utilisation d’Internet et du GSM). C’est la première chose à observer pour voir si la vie est équilibrée entre temps professionnel, temps social et temps familial - à un âge donné, dans une situation de famille donnée, bien entendu. Ensuite, on va mesurer l’ergostressie à l’aune des quatre critères des métiers de l’information, en considérant des éléments aussi variés que le poste de travail, l’organisation de l’entreprise, l’ambiance du bureau, mais aussi la vie familiale et l’implication dans la vie locale. Un test individuel est disponible sur mon site. Il ne s’agit pas d’une analyse de la charge de travail objective, mais de la charge ressentie. Pourquoi ? Parce qu’avec les 35 heures, les gens ont l’impression que leur fardeau professionnel s’alourdit, alors que les délais d’exécution diminuent. En l’absence d’indices objectifs pour vérifier ces appréhensions, on peut évaluer le stress qu’elles provoquent.
) Le stress est l’un des quatre facteurs qui se combinent pour accroître la charge de travail ressentie. Comment infiltre-t-il l’économie de l’information, notamment la Net-économie ?
Les méthodes de gestion par le stress se développent dans l’entreprise. Et ironiquement, plus on va vers la société de l’information, plus la situation se renverse entre les non-cadres et les cadres, au détriment de ces derniers. Parce que la plupart des innovations organisationnelles autonomisent le non-cadre, mais enchaînent une partie des cadres. Je citerai le facteur qualité, qui favorise les pratiques de benchmarking : on confie à un cadre la gestion de trois ou quatre indicateurs de comparaison des performances de l’entreprise et de ses concurrentes. Si les résultats sont mauvais, cela relève de sa responsabilité. La gestion par projets est aussi une grande source de stress. C’est ainsi que les start-ups fonctionnent. Cela marche pendant trois ou quatre mois. S’entraîner à accomplir une tâche dans un délai limité, avec un budget limité est passionnant. Mais lorsque les projets s’amoncellent, se chevauchent dans le temps, on ne voit jamais le bout du tunnel. La nouveauté, avec les technologies de l’information, c’est que les projets sont plus courts, se multiplient, avec des charrettes de plus en plus fréquentes. C’est le fait de l’abstraction grandissante. Quand on fait un pont, les contraintes matérielles sont mesurables en temps. Ce n’est pas le cas avec les prestations de conseil. Les nouvelles méthodes commerciales sont également en cause. Il y a 30 ans, moins du tiers des salariés était au contact de la clientèle. En 1999, ils étaient 79 % de la masse salariale à traiter soit avec le client, soit avec le fournisseur. Ce que certains voient comme une qualification, un plaisir, quelques cadres techniques l’envisagent comme un facteur de stress. Les chercheurs, les fonctionnaires, n’ont pas tous envie de devenir des commerciaux. Enfin, l’imprécision des frontières entre les activités sociales, professionnelles et familiales en réjouit certains, mais en angoisse d’autres. Souvenons-nous de notre inégalité devant le travail. Le déploiement des nouvelles technologies montre bien cette ambivalence. Ce qui fait plaisir aux uns stresse les autres.
) Internet est-il un facteur aggravant de stress ?
Internet apporte une couche supplémentaire au stress de la bureautique - travailler sur écran, avec des informations abstraites. Ceci à cause de l’interactivité, entre autres. L’interactivité signifie qu’il faut décoder le message qui vous parvient et y répondre en temps contraint. Cette bataille contre la vitesse de la machine est la base du jeu vidéo. Il faut aussi découvrir l’arborescence et le mode d’emploi, comme un explorateur. Or si certains plébiscitent le jeu et la découverte, d’autres n’aiment pas cela. Ils préfèrent utiliser une application qui fonctionne déjà. Internet les stresse. Quant à l’abondance des données en ligne, c’est une nouveauté totale dans l’histoire du traitement de l’information. Les moteurs de recherche sont de mauvais outils de gestion de l’abondance : on n’y trouve jamais ce que l’on cherche. Pour fonctionner, ils exigent que chaque utilisateur devienne documentaliste. Or, cette vocation n’est pas celle de tout le monde. Lorsque j’ai demandé à des cadres de rechercher la date de naissance de Napoléon sur le Web, la plupart ont d’abord tapé le mot-clé “biographie” ! Ils raisonnent par concepts. La technique des mots-clés est très frustre. Par ailleurs, certaines personnes peuvent développer un sentiment de vulnérabilité face aux systèmes qui tombent en panne. Elles se sentent coupables lorsqu’un site Web ne se charge pas ! Si les uns aiment se battre contre les virus, d’autres les redoutent terriblement.
) À vous entendre, le débat actuel sur les 35 heures est assez vain. On tente de réduire le temps de travail, alors que le stress nous dévore par mille autres moyens, et qu’il ne se calcule pas en heures...
À mon avis, la loi sur les 35 heures est la dernière loi de la société de l’information. Plus tard, nous parviendrons à mesurer la charge de travail avec plusieurs variables, comme la densité de l’effort. Une heure passée devant un tableur ne vaut pas une heure à écouter un conférencier. Cette prise de conscience a déjà eu lieu dans certaines branches professionnelles qui ont négocié des conditions de travail particulières. Les routiers ont obtenu que l’on décompte différemment les heures de charge, d’attente, de conduite... Chez les concierges, on distingue les heures de gardiennage des heures de nettoyage. Et les travailleurs de nuit ont depuis longtemps des horaires allégés. Enfin, en plus de limiter la charge globale de travail, il va falloir apprendre à équilibrer les temps choisis, contraints, et professionnels. Je comparerais cette évolution à l’invention de la diététique. Il y a 50 ans, on ne savait pas expliquer scientifiquement pourquoi cent grammes de pain étaient différents de cent grammes de beurre. On mesurait encore la nourriture au poids. Les tickets de rationnement de la guerre s’exprimaient en kilos. Puis, on a cherché à connaître la valeur nutritionnelle des aliments. Après cela, on a complexifié la mesure en détaillant les apports en protides, glucides et lipides. Aujourd’hui, le même processus est en cours dans le travail. D’abord, on l’analyse, pour comprendre ses constituants. Ensuite, on choisira des indicateurs qui serviront à négocier les nouveaux rapports sociaux. En ce moment, on a plutôt tendance à partir dans le sens inverse lorsqu’on exprime tout en équivalent temps. Mais demain, nous aurons probablement des indicateurs biologiques de fatigue mentale. Une prise de sang sera nécessaire pour déterminer le degré d’épuisement mental. Bien entendu, il vaudra mieux ne pas se cantonner aux indicateurs biologiques, afin d’échapper à la tentation de Big Brother...
) L’adaptation des conditions de travail branche par branche ne va-t-elle pas porter un coup à l’unicité de la loi et du code du travail ? Va-t-il falloir faire une croix sur les conquêtes sociales inscrites dans notre droit du travail ?
Ce changement ne se fera pas forcément à travers de nouvelles lois, parce que chaque secteur a ses contraintes spécifiques. Il s’agira plutôt de négociations au cas par cas. Cela pose le problème de l’unicité de la loi, sensée garantir universalité et égalité. On aurait pu restreindre l’application des 35 heures aux entreprises industrielles. Mais notre sens de la justice s’y oppose : la loi doit être la même pour tous. En fait, ce n’est déjà plus si vrai. La loi sur les 35 heures est la première en France à disposer d’un article spécifique sur les cadres, qui peuvent compter leur temps de travail en jours et non à la semaine. On progresse par le non-dit, comme on l’a fait en truffant le code du travail de statuts particuliers. On va dans le bon sens, mais en gardant le discours ancien.
) Dans ce contexte, quel sera le rôle des syndicats ?
Je pense qu’ils devront assumer un rôle de plus en plus important de répartisseur de justice. Car la fragmentation des négociations salariales n’est pas sans danger pour la cohésion sociale. Le corporatisme, qui nous vient du Moyen-ge, va se développer. Heureusement, les confédérations syndicales, traversant plusieurs branches professionnelles, peuvent lutter contre ces excès. On va aussi assister à l’accroissement des inégalités. Les secteurs les plus riches de l’économie vont prendre de l’avance, en matière de conquêtes sociales, sur les secteurs moins favorisés. Par exemple, une mutuelle d’assurance comme la MACIF a déjà instauré les 31 heures ! De plus, les syndicats vont être investis de nouvelles tâches à l’heure où la mesure du travail va se complexifier. Il va falloir entrer dans le détail. Ce seront eux qui fourniront aux salariés les outils permettant de mesurer cette complexité. L’Union des cadres CFDT a déjà mis sur son site mon système expert de mesure des temps. D’autres outils de mesure et appareillages statistiques vont apparaître. On diffusera, par l’intermédiaire du syndicat, le bilan social des grandes entreprises, un document aujourd’hui confidentiel. Cela permettra à chacun de comparer son employeur aux autres : du benchmarking social ! Chaque travailleur pourra estimer par lui-même où il en est dans sa carrière. Ce que la Bourse a fait depuis 20 ans pour les petits actionnaires, en leur offrant toujours plus de transparence, les syndicats le feront bientôt pour les salariés.
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