Colin Tenwick est vice-président Europe, Moyen-Orient, Afrique et Asie du Sud-Est pour Red Hat, le leader américain du logiciel open source marchand. Basé à Londres, ce Britannique expose sa vision du marché Linux.
Que doit-on retenir des dix ans écoulés depuis la création de Linux ?
Je vois deux tendances particulières : d’abord, le développement incroyable d’un système, depuis sa création par un individu seul qui voulait partager son travail avec d’autres jusqu’au phénomène open source tel qu’on le connaît aujourd’hui : une alternative robuste, fiable et mondiale au logiciel propriétaire. Je vois aussi une tendance plus récente, sur les deux dernières années : l’adoption croissante de Linux par les grandes entreprises. Cela prouve que l’open source, après s’être propagé chez les individus, est aussi pertinent pour le business des nouvelles technologies. L’open source est reconnu comme une façon vraiment nouvelle de construire et de distribuer le logiciel, tant pour monsieur Toulemonde que pour les grands groupes.
Selon vous, Linux et le logiciel libre sont des concepts plus européens qu’américains ?
Culturellement, Linux est sûrement plus adapté au contexte européen. Nous, Européens, sommes globalement plus multiculturels et avons une plus grande habitude du partage, tant dans la communauté scientifique que dans les institutions et les entreprises. Depuis, les ...tats-Unis ont importé l’open source qui s’y est bien implanté. Le mouvement est aujourd’hui réellement mondial. Red Hat est fortement implanté en Asie, dans le Pacifique, à Hong Kong, aux Philippines ou en Inde, où nous avons un joint-venture et des milliers de fans. Nous sommes aussi présents dans une grande partie de l’Afrique et l’Afrique du Nord répond de façon très positive : les gouvernements tunisien et marocain ont récemment fait des déclarations promouvant Linux et l’open source pour les infrastructures publiques. Partout, les raisons pour lesquelles les gens choisissent de déployer des systèmes open source sont les mêmes : le choix, le contrôle de la technologie et un rapport qualité/prix imbattable.
Pensez-vous que l’esprit de l’open source a changé depuis les débuts ?
Je crois qu’il mûrit progressivement, à mesure que la demande s’élargit et se diversifie. Aujourd’hui, certains des plus gros contributeurs au mouvement open source sont des individus payés par de grands groupes. Les IBM, Nokia, Ericsson, Dell font un très gros effort de développement de nouvelles applications et investissent dans l’avancée du mouvement. Elles le font parce qu’elles savent que ce qu’elles apportent est amplement compensé par les bénéfices qu’elles en retirent en utilisant du logiciel libre dans leur activité. Par ailleurs, il y a encore une communauté très forte autour de Linux. Elle se renforce, notamment grâce à l’arrivée de jeunes gens très brillants, les futurs Linus Torvalds, en quelque sorte. Ils peuvent se dédier au développement du libre car cette expertise est maintenant reconnue et possède une grande valeur.
Pendant les dix ans d’expansion de Linux, ne pensez-vous pas que le logiciel propriétaire et les grands groupes fermés se sont eux aussi renforcés ?
Sans aucun doute. Car les investissements qui ont été générés dans des secteurs comme le logiciel pendant les dix dernières années sont inouïs. Pourtant, il faut voir la vitesse à laquelle Linux gagne de nouvelles plates-formes. De son côté, le logiciel propriétaire a ralenti son expansion depuis un ou deux ans, sous les effets de la crise. Tout est une question de rythme de croissance et d’accélération, et Linux connaît l’expansion la plus rapide.
Comment voyez-vous l’avenir du marché du logiciel libre ?
Nous discernons deux grandes tendances pour le futur : d’abord, la consolidation Unix, c’est-à-dire le passage progressif de ces grosses plates-formes sous Linux, pour des raisons de réduction de coûts. Avec la crise, le besoin en technologie des entreprises n’est pas moins fort, mais les budgets, eux, sont à la baisse. Les grandes banques et les multinationales dépensent souvent des millions de dollars par an pour gérer et maintenir leurs plates-formes. Avec l’architecture Linux, couplée par exemple à celle d’Intel pour le hardware, les entreprises ne payent plus de licences, ni de frais de mise à jour pour leurs logiciels. Pour la maintenance globale de ce type de machines, Red Hat a des prix qui sont de l’ordre d’un tiers de ceux que demandent les architectures classiques. La seconde grande tendance concerne les systèmes embarqués dans toutes les nouvelles appareils mobiles. Il y dix ans, tout le monde parlait de l’essor du PC pour tous ; aujourd’hui, on voit apparaître quantité de nouveaux supports et gadgets exotiques. Par exemple, les "set-top boxes". Développées par Hitachi, Sony ou Nokia, ce sont des appareils qui combinent un poste de télé et des fonctions interactives, Internet, l’email... Le plus connu, le TiVo, est équipé d’un système Red Hat. Les consoles de jeux sont aussi un marché prometteur et la Playstation 2 japonaise tourne déjà sous Linux. Red Hat équipe aussi le screenphone d’Ericsson, une sorte d’écran plat sans fil qui permet de surfer et de passer des coups de fils. Pour faire tourner ces nouvelles machines, Linux est en très bonne position. Il est très adaptable, peut facilement être réduit à un noyau de fonctions-clés. Du coup, il reste léger en éliminant le superflu. De plus, les marges sont souvent très serrées sur ces petits objets et le fait de ne pas payer de royalties pour le logiciel reste toujours un avantage.