Bernard Valadon, 50 ans, a révélé l’existence des deux seuls réseaux de pédophilie en ligne jamais démantelés en France.
Il n’est pas flic, seulement président du Bouclier, une petite association de protection de l’enfance.
Soixante-six perquisitions menées en quelques heures. Des milliers de photos et vidéos à caractère pédophile saisies. Une trentaine de personnes mises en examen. Au soir du 15 mai dernier, face aux journalistes, la gendarmerie nationale pavoise. Les hommes du PC opérationnel de Troyes, dans l’Aube, ne se font pas prier pour donner les résultats de l’opération « Forum 51 » : un nouveau réseau de pédophilie en ligne vient de tomber. Pourtant, les braves pandores oublient un détail : l’affaire n’aurait jamais été découverte sans le travail de Bernard Valadon, un informaticien autodidacte de 50 ans qui ne porte même pas l’uniforme.
Lorsque Valadon a créé, en décembre 1995, l’association du Bouclier, « pour la défense des enfants », il n’imaginait pas une seconde qu’il deviendrait un chasseur de pédophiles. Aujourd’hui encore, il renâcle à endosser ce qualificatif. C’est pourtant bien sa plainte, déposée en juin 1998 auprès du procureur de la République de Troyes, qui a conduit, trois ans plus tard, à l’organisation de « Forum 51 ». En 1997, déjà, les recherches menées par les membres du Bouclier avaient permis aux gendarmes, lors de l’opération « Achille », d’appréhender une cinquantaine d’internautes français amateurs d’images pédophiles.
Comités de vigilance
Ancien rugbyman - « un petit ailier plutôt vif » -, aussi prompt dans la colère que dans la joie, Valadon a découvert l’informatique dans les années 70, au hasard d’amitiés. Il est devenu, ensuite, un internaute de la première heure. Sa formation en psychologie l’a amené à s’occuper tantôt de jeunes délinquants, tantôt de personnes âgées, toujours dans le milieu associatif. De son enfance en Charentes, il se contente de dire qu’elle fut « plus qu’heureuse ». Lui-même est père de deux garçons de 20 et 10 ans. « Je n’ai pas de compte personnel à régler avec les pédophiles », s’empresse-t-il de préciser. Lorsqu’il signe les statuts du Bouclier, en 1995, c’est avec l’intention de lancer une pétition pour la création d’une haute autorité des droits de l’enfance. Mais un soir de mai 1996, « le 8 », se rappelle-t-il, Bernard Valadon se met en tête de lister tous les canaux IRC (1), « parce que je ne l’avais jamais fait, alors que j’y passais beaucoup de temps ». Il veut trouver des forums traitant de ses deux passe-temps favoris, la botanique et les armes à feu. Il lance sa requête et demande un classement alphabétique.
En tête de liste, précédés de divers points de ponctuation : « little girls sex pics », « pre-teen pics », etc. Valadon choisit un canal, sans manquer d’installer ses « petits outils » de traçage. Au bout de quelques minutes, un message lui est adressé : « Wanna try ? », « Yes ». L’interlocuteur transmet 23 photos. Il est dix heures du soir. Valadon se reçoit « toute la dégueulasserie pédophile en pleine gueule et sans préavis ». Il est hors de lui. Sans trop réfléchir, il appelle le planton de la gendarmerie locale. Qui a dû se demander si ça n’était pas une blague. Deux jours plus tard, il entame une longue correspondance épistolaire avec le procureur de la République. « Des p’tiots, des bébés ! Je sais pas comment font les autres. Moi, je peux pas supporter », se justifie-t-il.
Méthodes confidentielles
Valadon a rapidement réussi à s’entourer de grandes compétences, et les a amenées à travailler bénévolement pour le Bouclier. Renaud Deraison, jeune et brillant informaticien, l’a notamment aidé à entrer en contact avec des spécialistes fiables et discrets. Il témoigne : « Bernard fait preuve d’une authentique rage. C’est ce qui convainc les gens de l’aider. » Le président du Bouclier ne veut pas en dire trop sur ses collaborateurs plus ou moins réguliers. Tout juste lâche-t-il qu’ils sont « quelques dizaines ». « Ce sont eux qui abattent l’essentiel du boulot. Je suis nul par rapport à eux ! », lance Valadon. Chaque membre de l’association est tenu de respecter deux règles : ne jamais dévoiler de documents à caractère pédophile sans nécessité et ignorer toute dénonciation anonyme. Les méthodes du Bouclier sont tout aussi confidentielles. Son président dément faire usage de la provocation. Pourtant, d’après lui, la police devrait avoir le droit d’utiliser l’anonymat afin d’inciter les internautes pédophiles à se démasquer. « Tout irait tellement plus vite ! », se lamente-t-il.
Voilà maintenant plus de cinq ans que Valadon et le Bouclier font profiter la Justice des fruits de leurs recherches. Et qu’ils donnent un coup de main par-ci par-là, à l’occasion... L’association s’est peu à peu bâti une réputation. Quatre des plus gros hébergeurs français ont déjà officieusement fait appel à l’expertise de Valadon en matière de sites pédophiles. Le développeur d’un des plus importants systèmes de filtrage américains a contacté Valadon pour lui racheter sa base de données, qui compte environ 150 000 adresses actives : l’offre a été poliment déclinée. À force de travailler pour le Bouclier, son président a dû, l’an dernier, abandonner toute activité professionnelle. Valadon doit se contenter de ses allocations chômage. L’association vivote sans vrai financement. Mais si Valadon reconnaît que son travail est souvent « pénible », il jure qu’« il ne lui porte pas sur le système ». Un officier de la section de recherche des gendarmes de Reims juge pourtant que Valadon « frise la monomanie pathologique ».
« Je ne me prends pas pour un justicier, et je n’éprouve aucun plaisir à faire mettre des gens en taule », se défend Bernard Valadon. Que 70 % des pédophiles « actifs » soient d’anciennes victimes, ou que l’essentiel de la production pornographique s’apparente à du trafic d’êtres humains sont pour lui deux vérités équidistantes.
Une position trop paradoxale
Mais s’il est une chose qui dépasse le président du Bouclier, c’est la médiocrité des efforts consentis par les gouvernements occidentaux dans la lutte contre la pédocriminalité. Le commissaire divisionnaire Daniel Martin, directeur de la sécurité à l’OCDE et fondateur du Cybercriminstitut, souligne l’éclatement des moyens en France : « Il y a la cellule internet des gendarmes de Rosny-sous-Bois, la brigade des mineurs à Paris, les grands offices centraux, et pour aucun de ses services, la lutte contre la pédocriminalité ne constitue une activité centrale. » Pas plus qu’une priorité budgétaire, d’ailleurs. À tous les niveaux de la hiérarchie judiciaire, le même argument un peu gêné revient : 80 % des documents pédophiles que l’on trouve sur Internet seraient très anciens, ce qui rend les poursuites impossibles. Ce genre de demi vérité (et les 20 % restants ?) met Valadon en rage, avec voix blanche et bras d’honneur intempestifs à l’appui : « Des images récentes, j’en découvre pourtant chaque semaine ! Parfois des choses avec des animaux. Des choses horribles, vraiment horribles. »
Au fil des années et des nuits blanches passées devant son ordinateur, installé au premier étage du pavillon familial, dans une banlieue proprette de Troyes, Valadon a fini par se lasser de ce qu’il nomme son statut de « milicien supplétif ». Il juge que sa position est devenue « trop paradoxale ». Il s’interroge : « Que dirait l’opinion publique si des comités de vigilance devaient se mettre en place parce que les flics n’avaient ni voitures de ronde ni téléphones ? »
Alors, Valadon va s’arrêter, c’est sûr, mais il ne sait pas quand : « Marre de subir la loi du dernier tabou sexuel », une loi qui empêche « de remuer vraiment la merde ». Il se prépare à publier un livre avant la fin de l’année et rêve de pouvoir faire témoigner d’anciennes victimes devenues adultes. Il dit être en contact avec une soixantaine d’entre elles. Certaines n’ont jamais parlé de ce qui leur arrivé. Pas même à leur conjoint.
(1) IRC : serveur permettant de dialoguer en direct avec plusieurs personnes en s’envoyant des chaînes de caractères sur des canaux thématiques. Le programme IRC a été créé, en 1988, par Jarkko Oikarinen, un Finlandais.