Au Whitney Museum de New York, l’exposition phare BitStreams, consacrée à l’art numérique, a mis discrètement aux prises un artiste exposant et le sponsor de l’événement, le géant du tabac Philip Morris.
Dans le domaine de l’expression artistique de pointe, le Whitney Museum of American Arts de New York est un phare. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’il se soit placé en tête des prosélytes de l’art numérique. Depuis le 22 mars, il présente " BitStreams ", exposition dévolue au genre. Une cinquantaine de créateurs, vidéastes, peintres et sculpteurs, artistes du son, y sont représentés. Larry Rinder, curateur de l’art contemporain au Whitney, déclare dans les colonnes de Wired : " Ces travaux procèdent de la deuxième génération de l’art lié aux nouveaux médias. Les artistes ont maîtrisé leurs instruments. Ils les utilisent désormais pour explorer les questions humaines avec davantage de profondeur. " Et Debra Singer, qui épaule Larry Rinder, poursuit : " Notre volonté (…) a été de faire rendre gorge à ce stéréotype dominant, qui résume l’art numérique à des effets spéciaux et à des prouesses techniques. "
Un artiste sous pseudonyme
Reste la revendication " d’humanité ". Abondamment mise en exergue par ses organisateurs, elle a trouvé une douteuse illustration : Paul Kaiser, artiste réputé ayant beaucoup travaillé avec des chorégraphes et exposant à BitStreams, a choisi de le faire sous pseudonyme. Il s’en explique dans une longue lettre reprise sur la mailing-list de Rhizome.org : quatre membres de sa famille sont morts du cancer du poumon. Contacté par Larry Rinder en décembre 2000, Kaiser a proposé, vu l’exiguïté du budget de BitStream, de prêter les stations de travail et les machines nécessaires à l’exposition de ses œuvres, et même de prendre en charge les frais d’installation… Pour découvrir ensuite que le sponsor de Bitstreams n’était autre que Philip Morris. " Soutenir l’avant-garde, écrit Kaiser, permet [au cigarettier] deux choses : non seulement un argument marketing, en associant les cigarettes à des événements cool ciblant la jeunesse, mais aussi un avantage socio-politique, en associant l’entreprise à des institutions progressistes et orientées à gauche. Les politiciens de droite sont déjà dans leur poche… "
Résolu à exposer mais à se distancier du sponsor, Kaiser proposa au musée de prendre totalement en charge les frais liés à la présentation de ses œuvres – avec un petit texte expliquant le pourquoi de son geste : refusé. Il suggéra alors d’accompagner ses œuvres de la mention " anonyme " : également refusé. En désespoir de cause, Paul Kaiser se décida pour un pseudonyme que le Whitney Museum ne pouvait se permettre de renier : P. Mutt, un hommage à Marcel Duchamp qui, en 1917, avait signé R. Mutt l’urinoir qu’il voulait présenter au salon des Indépendants de New York. Et que l’institution, pourtant réputée pour son ouverture d’esprit, avait refusé d’exposer.
Par nature moins " visitable " depuis un ordinateur connecté que l’exposition d’art numérique en ligne du Musée d’Art Moderne de San Francisco (SFMoma), BitStreams bénéficie à tout le moins, sur les sites du musée, d’une évocation et d’un " catalogue ", y compris sonore, soignés.