À l’occasion des Rendez-vous électroniques, le complexe Mains d’œuvres accueille, du 10 au 13 septembre, la compagnie de danse Res Publica. Un spectacle hors normes, dirigé par le public, dans un environnement numérique sans artifice.
Prendre le métro presque jusqu’au bout de la ligne 13, tout en haut, au Nord de Paris. Saint-Ouen. Le trou du cul du monde d’ici. On demande son chemin, personne ne connaît la rue Charles Garnier. Et puis ça y est, les voilà les anciens entrepôts Valéo, d’imposants bâtiments dans lesquels s’est installé le complexe Mains d’œuvres, ce mélange hétéroclite d’activités tournées vers le quartier (ateliers multimédias, restau et cybercafé), de résidences d’artistes, de studios de répétition et d’activités associatives et citoyennes (ils organisent régulièrement des débats autour de l’antimondialisation). Centre socioculturel à l’allemande, Mains d’œuvres est aussi une salle de spectacle récente (ouverte depuis janvier 2001) à la programmation audacieuse (The Ex au début de l’année, bientôt une carte blanche à The married Monk pour la musique).
Une nouvelle fois, les programmateurs de l’association Mains d’œuvres défrichent des chemins non balisés à l’occasion des Rendez-vous électroniques. Ils accueillent les 10, 12 et 13 septembre, la compagnie Res Publica pour un spectacle étonnant et interactif, "Enjeux, exercice pour un nouveau millénaire", pour trois représentations gratuites. En fait d’exercice, la mise en scène de Wolf Ka, à mi-chemin entre la danse, la performance et l’installation multimédia en est un des plus ambitieux.
Dispositif graphique
La petite salle où s’achève, ce samedi, la mise en place du spectacle, alors que le son et les interfaces ne sont pas encore tout à fait au point, prend l’aspect d’un laboratoire étrange. Les acteurs (Jean-Emmanuel Belot, Fréderic Pertuiset) et les danseuses (Carole Perdereau, Valeria Apicella) cherchent encore leur marque, mais le projet prend forme peu à peu devant la dizaine de personnes venues assister à la répétition publique.
Les acteurs vêtus de blanc prennent place dans un dispositif graphique projeté dans la salle, sur un écran et au sol. Crée par Manu Abendroth du collectif de designers Bruxellois Labau (lire "Pour changer le monde il faut changer d’interface" dans le magazine Transfert de septembre 2001), l’interface délimite l’espace dans lequel vont évoluer les performers.
Tout pouvoir au public
Fruit d’un long travail de collaboration entre Wolf Ka, le metteur en scène, Fabrice Vincent et Manu de Labau, "l’exercice" est un "work in progress" mouvant et dérangeant. Le public décide, à des moments clés, de l’orientation du spectacle. Doté d’un temps imparti, il donne tout pouvoir au public. À l’aide d’une télécommande, les spectateurs décident en effet du déroulement de la séquence en cliquant sur les élément de navigation. Chaque représentation devient un moment unique où s’articulent, selon l’humeur du public, les mesures d’une partition aléatoire. Le solo des danseuses est une des phases les plus intéressantes et significatives de ce projet. Le multimédia n’est pas ici un gadget surnuméraire, mais un élément de la narration sans lequel l’ensemble n’a pas de sens. Réduites à l’état de quasi robots, elles improvisent des mouvements en fonction des clics des spectateurs, au sein d’une animation (les créations de Labau sont faites en Flash). Une voix dit "bras droit" et la danseuse improvise autour de ce bras. Jambe gauche et ainsi de suite. Pour l’autre danseuse, c’est à partir d’un être simpliste modélisé, avec comme articulations des boutons que l’on glisse et dépose, que s’organise son solo. À force de l’étirer dans tous les sens, le personnage en Flash ressemble à une composition abstraite, tout comme les clics sur la télécommande déshumanisent la danseuse, presque réduite à l’état de sujet d’expérience béhavioriste. Dérangeant de voir l’humain perdu "dans la machine" presque réduit à l’état de chien savant. Va chercher, Pavlov.
Carrés de couleur, paysage verdoyant
Expérimental et fragile, ce spectacle semble pourtant inaugurer une voie réellement innovante de l’intégration des nouveaux médias dans les spectacles vivants, bien plus que certaines performances un peu surfaites que l’on a pu voir dans d’autres lieux. Le collectif joue aussi avec notre perception en distordant l’espace et les volumes. Le fond de l’interface se couvre de carrés de couleur qui s’avèrent des éléments d’un paysage verdoyant mais vu à la hauteur d’un pixel. Les corps se détachent de la surface plane de l’écran, c’est de la 3D plus vraie que nature, les acteurs se déplacent et modulent de leur corps un jeu de typo formant le mot "airport".
Wolf Ka dit ne pas vouloir imposer de lecture politique ou sociale de son travail ; à chaque spectateur la liberté d’y voir ce qu’il veut. La compagnie, fondée en 1996 par Wolf Ka et Fabrice Vincent, bouscule dans ses spectacles les notions de public, de scène et d’acteur. Multi- sémantique, "Enjeu, expérience pour un nouveau millénaire" est un spectacle ambitieux et intimiste (vingt personnes par représentation) monté avec très peu de moyens et beaucoup de volonté.
Malheureusement inféodé à la technique, le spectacle n’est pas à l’abri du "plantage" du pc qui soutient l’ensemble. De quoi faire s’éffondrer l’édifice ambitieux, prometteur mais périlleux, mis en place par la volontaire compagnie.