La bionique n’appartient plus au seul univers des romanciers et cinéastes. Aujourd’hui, les neurobiologistes veulent faire dialoguer le cerveau directement avec la machine. Ni l’un ni l’autre ne devraient sortir indemnes de l’expérience.
Oubliez Steve Austin. Au moins pour un petit moment. La bionique, cette science encore balbutiante, poursuit des buts à la fois plus modestes et plus radicaux que la création de biceps d’acier aussi puissants que ceux de L’homme qui valait trois milliards. Disséminée dans le monde, une poignée de chercheurs explore les possibilités de connexion entre le vivant et l’artificiel. Pour y parvenir, ils ont besoin de découvrir le mode d’emploi d’un logiciel aux possibilités fabuleuses : l’esprit. Pour décrire la difficulté de leurs recherches, les spécialistes du cerveau se comparent parfois à un automobiliste qui essayerait de déduire le fonctionnement de sa voiture uniquement en écoutant le bruit du moteur.
Peu de neurobiologistes doutent encore de la capacité du cerveau humain à assimiler des objets artificiels, à la manière d’un musicien qui grandit en ressentant son instrument comme une part de son propre corps. La bionique, c’est l’art d’inventer une passerelle entre le hardware (le silicium qui s’active dans les ordinateurs) et le wetware (la matière grise qui s’agite dans nos boîtes crâniennes). Un art ? Oui, car la science est encore loin, très loin, d’avoir percé les secrets du cerveau, de ses 12 milliards de neurones et de son million de milliards (1015) de connexions. Un art aussi parce que la justification de la recherche bionique relève, pour une grande part, de la spéculation : l’espoir encore vague de pouvoir un jour accroître la perception, et peut-être même de l’étendre à des champs extrasensoriels. Un domaine dont l’invention reste encore le privilège des artistes.
Télépathie assistée par ordinateur
Les pionniers de la bionique accomplissent déjà des miracles. En développant des implants « intelligents », ils redonnent une chance aux sourds d’entendre, et aux aveugles de percevoir des couleurs et quelques formes (lire l’encadré p. 118). Les handicapés moteurs peuvent, eux aussi, placer quelque espoir dans la bionique. Mais pas avant après-demain. Ici, il ne s’agit plus « seulement » de réactiver des nerfs privés de stimuli. Il faut fournir au cerveau le moyen de donner des instructions à des membres inertes. De la télépathie assistée par ordinateur, ni plus ni moins. À Atlanta, en 1998, le docteur Philip Kennedy est parvenu à ouvrir une petite lucarne dans le monde clos de John Ray, un terrassier de 53 ans, atteint d’une tétraplégie complète. John souffre du syndrome de l’enfermement, qui a fait de son corps une prison définitive. C’est ce même syndrome que décrivait, peu avant sa mort, Jean-Dominique Bauby dans Le Scaphandre et le papillon, paru en 1997.
Un mouvement corporel commence toujours par des décharges électriques dans le cortex moteur. Philip Kennedy a d’abord placé une électrode de sa fabrication dans la zone du cortex qui s’activait dès que John cherchait à bouger sa main droite. Ensuite, John a appris à maîtriser l’intensité des décharges électriques émises par cette zone motrice. Il n’avançait pas entièrement à l’aveuglette. Il était guidé par les sons produits par son activité cérébrale, amplifiée artificiellement. Après plusieurs mois de travail, John a réussi à faire bouger le curseur d’un écran d’ordinateur (à gauche, à droite, en haut, en bas) par la seule force de sa pensée. Il est devenu capable d’écrire, au prix d’une concentration forcenée. Le plus extraordinaire, « c’est que l’on ignore comment il est arrivé à maîtriser les impulsions émises à l’intérieur de son cerveau », reconnaît le professeur Kennedy. L’ordinateur est devenu une prothèse de l’esprit de John Ray.
Dans un laboratoire de Cleveland, un système parent de celui de Philip Kennedy, couplé à un réseau d’électrodes disposées sous la peau, permet à des handicapés de recouvrer un usage rudimentaire de l’une de leurs mains. Le principe est aussi révolutionnaire que peu performant, comme l’admet Hunter Peckham, son inventeur : « Une fois que la personne a refermé sa main sur un verre ou une fourchette, elle doit continuer à penser intensément “ main fermée ”, sinon elle lâche prise. »
Les bestioles trinquent
Implants « intelligents » pour les sourds et les aveugles, systèmes « télépathes » : toutes ces techniques donnent encore des résultats limités. Aucune ne permet d’exploiter à fond la capacité des tissus nerveux à apprendre, à accomplir une tâche de mieux en mieux. Dans le cas des implants, le cerveau n’apprend pas grand-chose : il se contente de reconstituer un signal transmis à sens unique. Pour les systèmes « télépathes », l’apprentissage est visible. Il est même spectaculaire. Mais, comme en témoigne Philip Kennedy, personne n’est encore capable d’en décortiquer les mécanismes. L’apprentissage, les scientifiques appellent ça « la mémoire procédurale ». Les sportifs parlent eux d’une « mémoire musculaire ». À ses débuts, même Mohamed Ali devait recevoir de sacrées torgnoles : le corps progresse par un échange continu entre les sensations émises par les muscles, et l’interprétation que font les neurones de ces sensations.
La bionique fait depuis peu le pari de bâtir un échange similaire entre la machine et le cerveau : une interface. Une telle zone d’échanges nécessite un langage commun. Les scientifiques connaissent bien sûr celui de la machine. Il leur reste à s’immiscer plus profondément dans le fonctionnement des neurones (une terra incognita, pour l’essentiel). Pour y parvenir, il n’existe pas 36 solutions : il faut poser d’avantage d’électrodes à l’intérieur de la boîte crânienne. Difficile de faire admettre ça à des humains. Alors, ce sont les bestioles qui trinquent.
En novembre dernier, Miguel Nicolesis, professeur de neurobiologie à la Duke University, en Caroline du Nord, a publié dans le magazine Nature le résultat d’une expérience étonnante. Un bras artificiel a reproduit très exactement les mouvements du bras d’un « douroucouli », un petit singe d’Amérique. Seuls traits d’union entre cet animal et le robot : quatre implants cérébraux et un puissant ordinateur. Cela signifie que l’analyse informatique est désormais capable de prédire de façon fiable des mouvements aussi complexes que ceux d’un bras, rien qu’en interprétant les signaux émis par le cerveau. Un pas supplémentaire dans la réalisation d’une interface. Que se passerait-il si la boucle cerveau-machine était bouclée, si le lémurien recevait des informations du bras artificiel, par exemple sous forme de sensations tactiles (poids, matière, température de l’objet saisi...) ? C’est à cette question que Nicolesis s’attèle désormais.
Mais il n’est pas sûr que l’expérience de Nicolesis puisse permettre de comprendre et d’exploiter les phénomènes d’apprentissage du corps. Vous pouvez observer un singe cherchant son chemin dans un labyrinthe. Vous pouvez aussi observer ses neurones en train de réagir à des stimuli électriques. Mais, parce que le douroucouli est - comme nous tous - un être fragile, il est beaucoup plus compliqué d’étudier la croissance et les mutations de sa matière grise au moment où le primate apprend à sortir du labyrinthe. C’est ici que la génétique rejoint la bionique.
Neurones cultivés
Pourquoi ne pas se débarrasser du corps pour mieux étudier le cerveau ? Cette solution, désarmante de simplicité, se heurtait, il y a peu, à des problèmes techniques. Ils ont été balayés grâce au génie génétique : en 1997, sont apparues les premières neuropuces, au Caltech, le centre de recherche de Pasadena, en Californie. Une neuropuce, ce sont quelques centaines de neurones de rats morts nés qui se développent sur une plaque d’1,5 cm de côté. Une version infiniment allégée d’un cerveau complet. Sur la plaque, une soixantaine d’électrodes : cette fois, s’il se passe quelque chose, on ne peut plus le rater ! Dans le laboratoire de Steve Potter, au Caltech, la neuropuce transmet l’activité des neurones à un logiciel. Ce programme recherche des formes électriques récurrentes dans l’activité des neurones, puis il y répond en temps réel, en activant les électrodes selon des modèles préétablis.
Ça y est, la boucle est bel et bien bouclée : la neuropuce permet de créer une interface, un espace d’échange réciproque entre matière grise et machine. À proprement parler, les neurones cultivés par l’apprenti sorcier Potter vivent et s’organisent d’après un univers sensoriel simulé par ordinateur ! « L’ordinateur stimule les neurones, et nous, nous attendons d’obtenir des réponses cohérentes », raconte Steve Potter. L’objectif de ce neurobiologiste : « découvrir le vocabulaire de base des neurones ». Il ajoute : « Avec la neuropuce, nous sommes en train de créer quelque chose qui agit, et qui apprend à mesure qu’il croît. »
Ce type d’approche « désincarnée » de la bionique a produit un résultat saisissant, rendu public en novembre 2000. L’équipe de Sandro Mussa-Ivaldi, de l’université de médecine de Chicago, a peut-être créé le tout premier cyborg authentique, à partir d’un cerveau de lamproie (la lamproie est une anguille d’aspect répugnant, mais dont la chair est délectable). Mussa-Ivaldi et ses collègues ont entièrement retiré le cerveau de ladite lamproie, ainsi qu’une partie de sa colonne vertébrale, et ont placé le tout dans une solution saline réfrigérée. Puis, ils ont branché des petits fils pour transporter un signal électrique jusqu’à cerveau de l’anguille morte-vivante, depuis des capteurs optiques montés sur un avatar robotique du corps de la lamproie. Lorsque les capteurs du robot ont détecté une source lumineuse, le cerveau de la lamproie a aussitôt interprété les signaux comme une indication de la direction à prendre. C’est du moins ce que croit l’équipe de Mussa-Ivaldi. Les impulsions électriques émises par le cerveau, qui, en temps normal, auraient été transmises aux muscles de la lamproie par le système nerveux, sont reparties à travers un second réseau de fils, jusqu’aux roues du robot. Le plus fort, c’est que selon la disposition des électrodes sur le tissu nerveux, la lamproie a successivement avancé vers la lumière, reculé, tourné en rond, tourné en spirale.
Rien n’interdit en principe de rêver d’une empathie homme-machine au moins aussi bouleversante que celle qu’a connue ce cerveau de lamproie avec son corps de métal. Si « rêver » est le terme adéquat. L’expérience des neuropuces prouve que le cerveau d’un homme bionique a de bonnes chances d’être structurellement différent de celui d’un banal homo sapiens. On ne crée pas une interface entre la matière grise et le silicium aussi impunément que l’on pose une jambe de bois. Dans les mois qui ont suivi l’implantation dans le crâne de John Ray (le « télépathe ») du cône de verre contenant son électrode, le docteur Philip Kennedy a remarqué que les neurones qui entouraient l’implant se connectaient spontanément au tissu nerveux qui s’était reconstitué à l’intérieur du cône. Une sorte de « mini cerveau » surnuméraire...