Depuis le mois de mars 2001, le centre-ville lyonnais est truffé de caméras de vidéosurveillance dernier cri. Les rues les plus commerçantes et les plus passantes sont surveillées 24 heures sur 24, depuis le Centre de supervision urbaine, flambant neuf.
À cette heure-là, les répétitions de Brundibar, œuvre lyrique tchèque, doivent
faire trembler le grille-pain. C’est ainsi que les Lyonnais ont amicalement baptisé
le dôme de leur opéra national. Mais à 100 mètres de là, dans la salle du PC de
vidéosurveillance municipale près de l’Hôtel de ville, les trois opérateurs du
système zooment sur les alentours du bâtiment en s’administrant une cure d’Arthur,
sur Fun Radio. Lyonnais, souriez : vous ne savez pas à quel point vous êtes bien
filmés. Sur ce fond sonore de haute volée, un lundi après-midi d’avril, aucun
pas de votre ballet quotidien n’échappe aux chefs opérateurs de ce 2001 Odyssée
de l’espace urbain. Valse de Strauss en moins. Du fond d’un bunker de 225 mètres
carrés, six yeux perçants greffés à leurs 16 écrans vous surveillent en permanence.
Vous, les six jeunes en casquette, avachis contre une colonne de l’Opéra, pourquoi
vous payez-vous la tête des passants ? Et vous, le couple devant le distributeur
de billets, vous allez rester longtemps garés en double file ? Et puis vous la
grappe de dix qui attend le bus en trépignant, vous ne savez pas qu’il y a grève
des transports en commun aujourd’hui ? C’est net comme à la télé. C’est en couleur.
C’est signalé par de discrets avertissements collés sur les panneaux de signalisation
: « Espace public sous vidéosurveillance ». C’est une superproduction de la police
municipale. En tout, il y a 48 caméras. Des Dômes CCD de Sony, fichées dans les
façades des immeubles à hauteur du premier ou du deuxième étage. De loin, on croirait
des lampadaires suspendus. Officiellement, c’est pour des raisons esthétiques.
Mais il a parfois fallu négocier sec avec les propriétaires des immeubles d’habitation
pour qu’ils acceptent de laisser greffer sur les façades câbles, boîtiers et caméras.
Ces caméras contrôlent les deux premiers arrondissements de la ville. L’hypercentre
commerçant culturel et touristique de Lyon. Depuis le bunker, officiellement dénommé
Centre de supervision urbaine, on peut faire pivoter les engins à 360 degrés et
demander au zoom de grossir les images jusqu’à... 72 fois leur taille. À 100 mètres,
on lit une plaque d’immatriculation comme son journal du matin. De jour comme
de nuit.
Très très gros savon
« Le truc, c’est de rester plutôt sur des plans larges pour avoir une vision
la plus générale possible de la situation », explique, en spécialiste, un
opérateur. On l’appellera Jean (1). Depuis l’ordinateur qui lui sert d’outil de
travail, il a déjà testé, grandeur nature, les possibilités du système. Un vrai
jeu vidéo : un coup de joystick ou un mouvement de souris et, hop !, la caméra
change de direction. L’écran de l’ordinateur et celui de contrôle sont reliés.
À gauche, un plan de la ville parsemé de petits points rouges indique l’emplacement
des caméras. On pointe sur l’un d’entre eux et la vue désirée s’affiche, sur la
droite. Illico. Vols à la tire filmés en direct. Suspects qui nient. Confrontation
avec les images. Le cas s’est déjà produit à plusieurs reprises. « Une fois,
le type appréhendé a dit qu’il était au cinéma au moment des faits. Mais sur la
vidéo, les policiers l’avaient identifié. Il a fini par avouer. » Le centre
de surveillance est l’œil commun des deux polices, la municipale et la nationale.
« Nous avons une ligne directe avec les deux », intervient, omniprésent (et lui
aussi anonyme), le directeur du centre. Il appelle la municipale pour les problèmes
liés à la circulation, la nationale en cas de vols ou d’agressions. « Les caméras,
professe-t-il, sont comme des policiers qui font leur ronde. » À distance. Du
coup, quand les vrais débarquent sans prévenir sur son territoire bunkérisé, on
frôle l’incident diplomatique. « Qu’est-ce que vous foutez là, vous n’avez rien
à faire dans cette pièce ! », s’énerve tout à coup Monsieur vidéosurveillance.
La porte claque. Mouvements divers dans la salle des écrans, où les opérateurs
ont, bon gré mal gré, laissé pénétrer deux jeunes gardiens de la paix en uniforme.
Un gars et une fille, pas très assurés. Il faut les comprendre : les images, c’est
pratique, et ils veulent récupérer celles d’une agression sur laquelle ils enquêtent.
Le chef est furax : « Bon, je vais vous expliquer une énième fois, et vous allez
tâcher de comprendre : je-ne-peux-pas-vous-laisser-visionner-quoi-que-ce-soit-sans-une-demande-
écrite-signée-par-un-officier-de-police-judiciaire ! » Dix minutes d’engueulade
et les deux représentants de la police nationale repartent comme ils étaient venus.
Bredouilles. À peine ont-ils quitté les lieux que les opérateurs se prennent,
à leur tour, un très très gros savon... « Vous avez fait une grave erreur d’appréciation
en les laissant pénétrer dans la salle ! », hurle le patron. « Quelques disfonctionnements
liés à la nouveauté », ponctue d’une voix encore vibrante, Monsieur vidéosurveillance.
Visage crispé. La règle, qui ne semble pas encore avoir fait le tour des commissariats
d’arrondissements de Lyon depuis l’entrée en service du central, le 9 mars dernier,
est pourtant simple : « L’accès au centre et aux images est sanctuarisé, énonce
le chef. Pour qu’un policier visionne ou emporte des images, il faut qu’une demande
nous soit transmise par la salle de commandement de la police nationale. On ne
peut faire sortir aucun enregistrement d’ici sans la réquisition écrite d’un OPJ
[Officier de police judiciaire]. » Afin d’éviter de possibles dérives, l’accès
aux images est très encadré. Et tous ceux qui estiment avoir été filmés disposent,
officiellement, d’un droit de visionnage. De la bouche- même du directeur de la
police municipale, « le cas ne s’est jamais produit ». Sous la lumière
verdâtre de l’écran, les cernes de Jean ont l’air encore plus profondes que nature.
Aujourd’hui, il n’a pourtant pas commencé sa journée à 4 heures du matin. Mais
au régime des 3 X 8, comme ses 13 collègues, huit heures par jour à zieuter les
captures des caméras, on fatigue. Malgré le « travail au feeling », que décrit
l’opérateur, sans décoller les yeux de son outil. Et si la méthode de travail
est un peu empirique, la mise au point, pas à pas, d’un manuel d’utilisation-maison
devrait pourvoir au vide... En attendant, les trois opérateurs qui travaillent dans
la même tranche horaire se débrouillent comme ils peuvent. Comme ils sont incapables,
humainement, de surveiller l’ensemble du réseau, le système a été doté d’un logiciel
hyper malin qui lui permet de travailler tout seul. En pilotage automatique. Et
plus vite que les hommes. Toutes les dix secondes, il est capable de passer d’une
caméra à l’autre, sur un espace choisi, et d’enregistrer des images sous autant
d’angles qu’il y a de caméras.
Caméras pleines d’espoir
Jean, lui, ne veille pas sur les mêmes parties de la ville le jour et la nuit
: « Le soir, il est clair que nous nous attardons plus du côté des rues où il
y a des bars. » Comprendre : place des Terreaux et place Louis Pradel, celle de
L’Opéra. Il est 21 heures, ce lundi, et l’œil numérique indiscret révèle, sur
une esplanade, la marque des consommations des clients qui s’attardent à une terrasse.
On voit aussi ceux qui se trouvent à l’intérieur des « canis » (cafés)... Les
caméras n’ont pas le droit de s’immiscer dans les appartements privés. Interdit
par la loi. Pourtant, elles balayent sans précaution la façade des immeubles.
Illustration en direct : opération zoom sur une fenêtre, et là, clac !, un cache
gris s’affiche à l’écran. Le système est capable de trier seul les images privées
prohibées : les indiscrétions se retrouvent censurées par un dispositif de « masquage
dynamique ». Un logiciel intégré dans les caméras qui joue les garde-fous et empêche
l’œil d’aller plus loin. « Ultra sécurisé ! C’est une garantie pour les libertés
individuelles », se félicite le chef. « Nous sommes là pour surveiller la voie
publique et les bâtiments communaux », renchérit Robert Menoz - veste de tweed
bon chic bon genre -, le patron quinquagénaire de la police municipale qui a la
charge de l’exploitation et de la maintenance du Centre de surveillance. Jour
après jour, seul un quart des images est visionné en direct. Le reste, enregistré,
est stocké pendant huit jours et visionné si une enquête de police le réclame.
Puis « effacé automatiquement », explique le boss. Sans intervention humaine.
Avec ses 26 kilomètres de fibre optique, nécessaires au voyage des images jusqu’au
centre de supervision, le super outil lyonnais a coûté la modeste somme de 13
millions de francs, caméras et installations comprises. Sans oublier le recrutement
par concours et la formation (juridique et technique), un mois durant, des 14
agents « stagiaires de la fonction publique territoriale ». Inscrit dans le Contrat
local de sécurité (CLS) de la ville, signé le 27 novembre 1998, il doit, en principe,
aider à la mise en œuvre de ses objectifs : « Réduire la délinquance dans les
zones de forte activité, renforcer la cohésion sociale et diminuer le sentiment
d’insécurité », décline Robert Menoz. Qui peut charger des caméras de tels
espoirs ? Pas lui, en tout cas : « Personne ne peut affirmer que la vidéosurveillance
fait baisser la délinquance ou qu’elle contribue à la déplacer. Il est trop tôt
pour tirer des conclusions. » C’était bien l’avis de certains élus et de quelques
militants associatifs au sujet d’une précédente expérience de vidéosurveillance.
Depuis le mois de mai 2000, 12 caméras ont déjà été disposées dans le 9e arrondissement
de Lyon, à la Duchère, un quartier « difficile » au nord-ouest de la ville. Sur
le plateau, au milieu des barres HLM, du parking et du centre commercial. Images
transmises par voie hertzienne. Coût : 5 millions de francs seulement, cette fois.
On doit sa réalisation au nouveau maire PS de la cité, Gérard Collomb, à l’époque
simple élu local.
Les gens s’en foutent
Inquiets des dysfonctionnements éventuels, sur fond, notamment, de rivalités
entre police municipale et police nationale, un mouvement associatif, le collectif
« Non à Big Brother » (lire l’encadré p. 32) s’est battu contre cette première
expérimentation. Et persiste. « Nous regrettons la manière dont ce système
a été mis en place », explique Manu, l’un des animateurs du groupe : «
sans vrai débat avec les habitants », à part quelques réunions publiques au
cours desquelles les membres du collectif ont eu du mal à se faire entendre. Et
surtout à évoquer leur grande idée : l’organisation d’un référendum local sur
le sujet. Et même si, comme le plaide Robert Menoz, le patron de la police municipale,
« le travail en commun de tous les acteurs locaux a permis de passer outre
les querelles de partis », s’il loue ce « véritable consensus politique sur la
vidéosurveillance, sans passion polémique », une partie de la gauche et des
Verts s’est pourtant bien abstenue de voter le dernier projet au conseil municipal,
au mois d’avril 2000. Seule Marylène Cahouet, une élue PC, avait voté contre déclarant
à l’hebdomadaire Lyon Capitale : « Le recours à la technologie signifie l’aveu
d’un échec collectif face à la délinquance. » Au hasard des rues, les Lyonnais
interrogés se montrent, eux, assez complaisants pour l’initiative. Certains n’ont
pas encore remarqué les panneaux annonçant la surveillance du centre ville. «
Les gens s’en foutent. Ils acceptent même plutôt bien la vidéosurveillance.
À l’époque de la Duchère, certains râlaient même parce qu’ils n’avaient pas de
caméras dans leur quartier ! », regrette Manu, du collectif « Non à Big Brother
». Au PC de surveillance, dans le bunker aux vitres opaques, toujours sur fond
de Fun Radio, le patron qui dirige la manœuvre se laisse aller à une rare circonspection.
« Nous sommes en pleine découverte de l’outil. » Et pour revendiquer son anonymat,
il a cette phrase d’une philosophie paradoxale, à la place qu’il occupe : « Pour
vivre heureux, vivons cachés ». Et si on demandait leur avis aux Lyonnais ?• (1)
Le prénom a été changé à la demande de l’opérateur.