Abracadabra, voici le digima ! Ce monstre sémantique, composé de l’anglais « digital » (numérique) et du français « cinéma », est la créature du Festival international du film internet (FIFI). Le digima, c’est l’art de la mise en scène sur écran interactif.
Abracadabra, voici le digima ! Ce monstre sémantique, composé de l’anglais « digital » (numérique) et du français « cinéma », est la créature du Festival international du film internet (FIFI). Le digima, c’est l’art de la mise en scène sur écran interactif : animation, vidéo, images fixes, texte, son, scénarios non-linéaires, mode de création contributif... Tim Burton et David Lynch en ont tâté et Cannes 2001 a même accueilli sa première sélection de « webfilms ». En mars dernier, le FIFI nous a donné l’occasion de rencontrer une flopée de « digimastes » venus du monde entier. Plus doués pour la vidéo et les effets spéciaux, les Américains n’étaient pas très nombreux. À l’instar d’une vedette locale comme cHMan , les Européens utilisant le Flash ont impressionné par leur savoir-faire. Voici une sélection, pas tout à fait aléatoire, mais pas non plus exhaustive, de ces jeunes créateurs qui innovent sur Internet. Ce sont encore des inconnus, mais le Spielberg
ou le Lucas de demain est peut-être parmi eux...
Mirek Nisenbaum, l’exilé
Quand on lui demande s’il est Russe ou Américain, Mirek Nisembaum répond : « Ça dépend de la situation. » En 1988, ce développeur Flash, né à Minsk (Biélorussie), a quitté l’URSS de Gorbatchev pour New York, « parce que j’en avais l’opportunité. À l’époque, ça suffisait. » Sa belle gueule, un peu tragique, garde les traces de son exil. Nisenbaum ne fait pas dans le burlesque. Mais il évite toujours les écueils de la cérébralité. Ses œuvres ont d’une maturité rare dans le digima, à l’exemple de son magnifique Graffiti Tango, appelé aussi Piazzolla, qui a reçu deux prix au dernier FiFi.
Graffiti Tango est une explosion de peinture, de points, de vaguelettes, de couleurs qui forment des paysages, des silhouettes. Ça court, ça virevolte, ça tremble, bref, c’est la vie, fugitive, baignée par une musique de son compère Igor Tkachenko, inspirée des tangos d’Astor Piazzolla. Magie de la création en live : on pense au Mystère Picasso, le documentaire de Clouzot, où l’auteur de Guernica exécute plusieurs œuvres en direct sous l’œil de la caméra. Pour gagner sa croûte, Mirek Nisensaum gère Studio Mobile, un site de design pour des sites commerciaux. Une activité caméléonique frustrante pour cet artiste intègre : « Les compromis m’affectent toujours et c’est l’essence même du travail commercial. »
Francesco Cinquemani , le pamphlétaire
X Media est une véritable boîte de production pour Internet. Francesco Cinquemani, l’un des sept co-fondateurs de l’entreprise créée en 1996 à Rome, y croit très fort : « Nous vendons peu aujourd’hui, mais nous sommes en phase d’expérimentation. D’ici un ou deux ans, le marché sera énorme », assure le trentenaire au crâne lisse et à la haute taille. Déjà, X Media a récolté un succès d’estime dans son pays, avec des pastiches comme Radiatore, version footeuse de Gladiator, Tempi Moderni, qui actualise le thème chaplinien du travail à la chaîne à l’âge de la servilité informatique, ou encore Clonation, un parallèle entre Dolly et le clonage... de téléphones portables à Naples. On pourrait citer des tonnes d’autres clips de ce type, animations Flash simplistes, mais qui fonctionnent à merveille dans le registre parodique propre au Net. Sans oublier une verve critique sur notre société qui ne fait pas de mal. En revanche, ces fictions sont linéaires. « L’interactivité est importante, la technologie aussi, mais la narrativité compte encore plus. Il faut une grammaire cinématographique », explique Francesco le Romain C’est aussi le moyen de toucher le plus large public à l’avenir, peut-être celui de la télé.
Steve Whitehouse, le rigolard
Tête conique coiffée d’un chapeau, couleur jaunâtre et grands yeux noirs : au premier abord, Mr Man n’est qu’une esquisse. Mais avec cet Ubu rigolo, Steve Whitehouse, 40 ans, a peut-être bien donné le jour à la première icône du digima. Ce natif de Toronto se paye même le luxe de faire du merchandising autour de son personnage. Cependant, quand on lui demande si son Mr Man lui a rapporté un seul dollar, il répond : « Oui. Mais pas plus ! » Et part dans un rire d’ogre qui colle bien à son physique de géant canadien.
Mr Man, premier prix du FIFI 2000, est une série de vingt épisodes, remarquablement animés et colorisés. La trame repose souvent sur des gags simples et surréalistes, des références au film noir, ou au cinéma japonais (voir le superbe Cub, épisode dans lequel Mr Man est grimé en samouraï vengeur), qui, incontestablement, fonctionnent. On lui adresse parfois un reproche : sa série n’utiliserait pas une spécificité majeure du digima, l’interactivité. Le maître balaye la critique d’un revers de main. « L’interactivité, pourquoi faire ? C’est déjà assez dur d’avoir une idée. Alors cinq ou six... » Et de répondre par un petit film, Interactive Steve, où il se moque du procédé : on clique sur son visage, il montre ses fesses !
Cette aversion à l’égard de l’interactif, Whitehouse la tient peut-être des quinze années où il a écumé bien des studios de cartoons traditionnels, usant par exemple sa gomme sur le sage Babar. Depuis qu’en 1998, il a découvert que la technologie pouvait lui permettre de produire ses propres animations, il a un objectif simple : « Faire de mon mieux pour ne pas retourner à l’animation classique ! »
Frédéric Fauquette, le joueur
Ça commence par une histoire vraie : un journal de bord égaré à l’aéroport Kennedy de New York. Les cinq Analogiks Indians, du nom de la société créée l’an dernier par Frédéric Fauquette, en ont fait une fiction inclassable, mêlant Flash, vidéo, photos, collages, jeu en ligne, création d’une communauté. Manhatte baigne dans une ambiance de polar underground, en ombres et lumières, rythmé par la lecture (ardue) des pages manuscrites. Il y a de l’animation et du film, du temps réel et de l’interactivité... L’équation impossible de la fiction en ligne, utilisant au maximum les spécificités du média, serait-elle sur le point d’être résolue ? « Le côté ludique de Manhatte n’est pas anodin, souligne « Fredfoc ». L’internaute est à la fois spectateur, acteur, et joueur. Je pense que la culture du jeu va peser sur le cours de l’Histoire. » Le designer de 29 ans n’a pourtant pas lui-même le profil type du gamer. Pendant sept ans, ce nordiste ébouriffé et lippu a exercé le métier de prof de maths. L’informatique, il l’a apprise sur le tas. C’est la programmation pure, pour des sites de B2B, qui fait vivre sa boîte. Ce qui ne l’empêche pas de s’entourer de plasticiens, musiciens, filmologues... Le matheux demeure un chercheur.
Jens Schmidt, le polyglotte
C’est le lauréat 2001. Avec Moccu.com, le site de la société de webdesign qu’il a créée l’an dernier, le Berlinois Jens Schmidt, 32 ans, a ravi le tout-FIFI par ses trouvailles graphiques. La petite crique qu’il met en scène est un portail en Flash, qui donne accès à des jeux et à des univers fictifs d’une grande beauté, comme ce récif corallien où croisent poissons musicaux et autres objets improbables. Jens a gardé la typo vieillote qui était la marque de fabrique du Secret Garden of Mutabor, un jeu en ligne présenté un an auparavant à Lille. Autodidacte, l’Allemand au regard couleur café a fait ses premiers pas sur Futuresplash, l’ancêtre de Flash, et poursuit à présent son bonhomme de chemin dans l’artisanat Web, entouré de programmeurs solides. « Avec cette équipe, je peux faire quelque chose de plus raffiné que si j’étais seul. Et puis j’apprécie cette interaction permanente entre la programmation et l’animation », explique, en français, ce polyglotte (russe, italien, anglais...) amoureux de la France.
John et Mark Lycette, les ouvriers du Livre
Leur truc à eux, c’est de jouer avec les signes typographiques du clavier. D’un 8, John et Mark Lycette font une bouche de femme et transforment des virgules en gouttes de sueur et un point d’interrogation en cravate. Et ça marche : leur série Not My Type, qui narre les amours contrariées d’employés de bureau, a été couverte de prix. Originaires de Nouvelle-Zélande et émigrés en Australie, ces frères Coen du digima ont su imposer la joliesse de leur noir et blanc. On la retrouve, ainsi que leur obsession de la typographie, dans leur bel UN-icon.