Depuis 1989, Hugo de Garis échoue à construire un gigantesque cerveau d’un milliard de neurones électroniques. Viré d’un laboratoire japonais, taxé de charlatanisme, ce chercheur de 53 ans reste pourtant persuadé de toucher au but. Et garde foi en son propre avenir et en celui des robots...
Quel étrange endroit... Située dans les quartiers résidentiels de Bruxelles, cette imposante bâtisse, façon château de Moulinsart du Capitaine Hadock, abrite un centre de recherches unique en son genre : le Starlab. Financé par de grands groupes, ce labo héberge une poignée d’artistes avant-gardistes et une soixantaine de scientifiques qui font de la recherche fondamentale sur les thèmes les plus farfelus. La vedette incontestée des lieux est « l’homme qui construit un cerveau artificiel d’un milliard de neurones » : Hugo de Garis. Derrière ses grosses lunettes, le chercheur australo-britannique, 53 ans, a tout du savant fou : la dégaine mal assurée, la timidité apparente et cette fougue inattendue dès qu’on évoque ses travaux. Comme d’autres parlent de leur prix Nobel, Hugo de Garis se targue d’être dans le Guiness Book 2001 : « Le cerveau artificiel le plus complexe : Cam Brain Project, Octobre 1999, Japon, 37,7 millions de neurones artificiels. »
Difficile de rater la Cam Brain Machine quand on passe au Starlab : baignant dans la lumière bleue des néons, elle ressemble à un autel new-age. Imaginé par Hugo de Garis et construit par la société américaine Genobyte, cet ordinateur renferme des « neurones » électroniques dans des puces programmables. En fait de neurones, il s’agit de simples calculateurs binaires, qui réagissent au 0 ou au 1 qu’on leur envoie en renvoyant un 0 ou un 1. On est très loin de la complexité humaine ou animale... Mais le principal intérêt de la machine réside dans son évolutivité : comme les neurones de notre cerveau, ces neurones-là sont censés réorganiser continuellement leurs connexions.
Clown qui amuse les médias
En 1989, Hugo de Garis a l’idée de « la machine à construire un cerveau artificiel ». Il en imagine l’architecture en 1996, « dans un temple bouddhiste », précise-t-il. Le chercheur dirigeait alors le Brain Builder Group dans les laboratoires ATR, à Kyoto. En février 2000, il est recruté au Starlab où il poursuit son travail et estime être sur le point de concevoir le premier cerveau artificiel qui contrôlera un petit robot. Enfin, c’est ce qu’il dit. Car Hugo de Garis ne fait pas l’unanimité parmi ses pairs. On dit qu’il a été viré du Japon, que ça fait tellement longtemps qu’il annonce un cerveau composé de millions - voire de milliards - de neurones artificiels que c’en est devenu une bonne blague qu’on se raconte entre spécialistes à la sortie des conférences. Bref, Hugo de Garis passe pour un charlatan qui a imaginé une machine inutile. Selon eux, c’est un clown qui amuse les médias. Mais un clown plutôt doué pour trouver les budgets nécessaires à la poursuite de ses recherches, ce qui agace beaucoup de monde. Dans son bureau du Starlab, Hugo de Garis en rajoute : « On a déjà un million d’euros du gouvernement belge, et on attend deux ou trois autres financements pour notre projet, avec 100 millions de dollars à la clé pour contrôler un millier de robots dans une application industrielle. » Le chercheur est très fort pour relancer perpétuellement l’intérêt autour de ses recherches, alors qu’aucun cerveau électronique digne de ce nom n’a encore vu le jour dans ses labos.
Formule magique
En 1993, Hugo de Garis annonçait qu’il aurait connecté un milliard de neurones en 2001. Finalement, il n’en a connecté qu’une quarantaine de millions. Et le cerveau obtenu n’est pas très brillant : les recherches n’ont donné lieu qu’à un seul article scientifique de référence expliquant que le réseau de neurones peut suivre, en sortie, un signal sinusoïdal qu’on lui soumet en entrée. Le genre de problème que les spécialistes peuvent résoudre en quelques jours avec quelques dizaines de neurones simulés sur un PC... Cet unique article gêne à peine le chercheur puisque « dans un certain sens, c’est la même vision depuis le début ».
Hugo de Garis a des excuses. Une tonne d’excuses. « En fait, il n’y a que quelques semaines que la machine est débuguée. Ce n’est qu’à partir de maintenant qu’on peut la tester sérieusement. » Il avait promis de construire un robot chaton équipé d’un cerveau électronique en 2001. Oui mais... « On pense sérieusement à ne pas le faire, car il y a déjà cinq ou six modèles de robots domestiques sur le marché, comme le chien Aibo de Sony. Alors, on va peut-être faire quelque chose de plus utile. Par exemple un robot capable de cueillir des oranges ou du raisin. L’idée de Koneko, le robot chaton, c’était seulement un moyen de montrer que la construction d’un cerveau artificiel est une bonne idée. » Infructueuses les sept années au Japon ? Sans doute, mais ce n’est pas de sa faute : « J’ai détesté le Japon. Ils ont beaucoup d’argent, ils ont acheté la machine et je suis resté pour ça. Mais la culture japonaise n’est pas faite pour la recherche. Ils ont gagné six prix Nobel, seulement six, avec une population de la moitié des ...tats-Unis. Leur tactique c’est un projet et une seule personne pour maximiser le nombre de projets. J’étais presque seul. »
Et lorsqu’on lui demande si ses modèles de neurones artificiels ne sont pas trop simples, voire débiles, pour donner de bons résultats, il s’excuserait presque : « C’est vrai. Car on a des contraintes dans l’électronique. Alors on est forcé de faire ça. » Mais promis, dès que ce sera possible, quand l’électronique sera plus rapide, « on va ajouter de la complexité, le grand défi c’est l’architecture. Il ne reste qu’à le faire, et je vais le faire. » Peu lui importe de passer pour un allumé. À croire qu’il aime ça. « En 1993, tous les autres travaillaient avec des dizaines ou des centaines de neurones. Et voilà un fou comme moi qui parle de milliards. Mais maintenant qu’on a la machine pour faire presque 100 millions, la crédibilité a beaucoup monté. »
Et pourtant... Dans la Cam Brain Machine, les modules électroniques sont séparés, et s’ils devaient équiper un robot chaton, l’un des modules servirait à miauler, l’autre à bouger la queue... il n’y aucune cohérence d’ensemble ! Pour faire évoluer un seul module - c’est à dire pour lui apprendre à effectuer une tâche - une demi-journée est nécessaire, sans compter la programmation. Et le résultat n’est pas garanti. Pour résumer, l’étude d’un module est délicate, et l’interaction entre modules plus qu’hasardeuse...
Par ailleurs, l’interaction avec le monde extérieur est nulle. Quand Hugo de Garis dit qu’il a une machine à créer un cerveau électronique, on s’attend à le voir programmer des puces électroniques qui pourraient être reliées à des capteurs pour s’adapter à l’environnement réel, comme un vrai cerveau. Mais non : pour stimuler ce « cerveau » et tester ses capacités, il faut être programmeur. L’apprentissage de chaque module est par ailleurs limité, de l’aveu même du chercheur. Mais il dispose encore d’une formule magique pour balayer toutes les critiques. « D’habitude, on comprend d’abord puis on construit. Ici, dans l’evolutionnary engineering, c’est l’inverse. On construit, on mesure le résultat et si c’est bon, on regarde. Je pense qu’on peut générer une complexité supérieure au niveau humain. Les circuits sont peut-être déjà trop compliqués pour qu’on puisse les comprendre... » Inutile d’insister.
Ça va mal tourner...
Pour son projet, Hugo de Garis s’est associé avec plusieurs équipes dans le monde. En général des élèves ou d’anciens élèves, puisque Hugo de Garis est professeur auxiliaire pour les universités de Wuhan (Chine), Nagoya (Japon) et d’Utah (...tats-Unis). Avec un logiciel d’accès à distance, ces derniers pourront bientôt utiliser la machine. Au Starlab, il devrait diriger une équipe de six ou sept personnes s’il obtient les budgets escomptés. Une seconde machine pourrait être rachetée à la société Lernout & Hauspie, aujourd’hui en difficulté mais spécialisée dans les logiciels de traitement du langage. Objectif : créer les premiers robots d’ici deux à trois ans. « Ils auront d’abord l’intelligence d’un insecte », explique Hugo de Garis. Puis on verra. Le chercheur est optimiste. « Il n’y a pas de projet concurrent », assure-t-il, lui qui veut poursuivre ses recherches encore 20 ans, car « dans 20 ans on aura les nanotechnologies, c’est quasi-sûr ». L’avenir lui appartient. Et il en a une idée très précise. « Là, je change de chapeau, car je suis aussi une sorte de techno-prophète », sourit-il. Dans les interviews, il a coutume de dire qu’il est l’un des « quatre chevaliers de l’Apocalypse », avec Hans Moravec, Kevin Warwick et Ray Kurzweil (trois autres personnalités scientifico-médiatiques).
D’après Hugo de Garis, dans 20 ou 30 ans les robots se rendront indispensables, ils nettoieront la maison par exemple. Mais ensuite, ça va mal tourner... La technologie deviendra tellement supérieure à nous qu’il pourrait y avoir une grande guerre. On va se poser les questions : est-ce qu’on arrête tout ? Est-ce une bonne chose d’arrêter ? Peut-on arrêter ? L’humanité sera divisée en deux grands groupes idéologiques, les Cosmists et les Terrans. Dans un essai d’anticipation, dont certains chapitres sont disponibles (en anglais) sur son site, Hugo de Garis parle avec passion de ces artilects (artificial intellects) qui vont nous pourrir la vie. Hugo l’auteur de SF, comme Hugo le chercheur, ne doutent décidément de rien.