Viré du Monde pour manque de loyauté, il renvoie une journaliste pour manque de transparence
L’Observatoire Action-CRItique-MEDias (Acrimed) révèle qu’une chroniqueuse d’Arrêt sur Images, l’émission de décryptage des médias de France 5, engagée cet été pour modérer les forums internet de l’émission, a été licenciée pour avoir censuré un message faisant état de son appartenance passée au Réseau Voltaire. Hasard du calendrier, elle passait aux Prud’hommes le jour-même de la publication par Le Monde de la lettre de licenciement de Daniel Schneidermann. Le présentateur de l’émission a renvoyé sa journaliste, connue depuis longtemps sur l’internet, au moment où il est lui-même limogé du célèbre quotidien.
Perline, une journaliste scientifique férue d’internet écrivant sous pseudonyme, tenait depuis septembre 2002 une chronique hebdomadaire sur le site web d’Arrêt sur Images (ASI).
Le site de l’émission de décryptage des médias propose également un forum de discussion particulièrement actif. Ses participants s’étaient, entre autres, illustrés en dénonçant la "désinformation" entretenue par "L’Effroyable imposture". Dans cet ouvrage controversé, le président du Réseau Voltaire Thierry Meyssan conteste la version officielle des attentats du 11 septembre 2001.
Pseudonymat révélé
A l’été 2003, l’équipe d’ASI propose à Perline de remplacer au pied levé la modératrice du forum. Elle accepte de jouer les arbitres sur cet espace de débat qu’elle considère elle-même comme "le seul et unique qui reste dans le service public à être totalement libre". Pendant le mois d’août, la journaliste dit avoir passé ses journées, de 11h30 à minuit, "à traquer et enlever les messages antisémites et révisionnistes, négationnistes" qui étaient postés "quasi-quotidiennement" sur le forum. On en trouve encore quelques traces aujourd’hui, tel celui-ci, "Pourquoi il n’y a que des juifs sur "arrêt sur images" ?".
Mi-août, un message publié sur le forum mentionne que Perline a fait partie du conseil d’administration du Réseau Voltaire. La modératrice le censure. "J’ai été au CA du Réseau Voltaire de juin 2002 à février 2003, reconnaît-elle. J’en ai démissionné à grand fracas, ce qui n’a pas plu au président. En guise de représailles, il a publié mon vrai nom sur le site du Réseau Voltaire, suivi de la mention ’dite Perline’".
Cette page du site du Réseau Voltaire est le seul endroit sur l’internet où apparaissent les vrais nom et prénom de Perline. Active sur le Net depuis des années, elle n’est connue que par son pseudo. Juive, une bonne partie de sa famille étant morte dans les camps allemands pendant la seconde guerre mondiale.
Un "coup de flippe"
Deux jours avant que l’appartenance de Perline au Réseau Voltaire soit mentionnée sur le forum d’Arrêt sur Images, un membre de sa famille, qui porte le même nom qu’elle, meurt de la canicule. Quand la journaliste voit passer le message sur le forum, elle dit être prise d’un "coup de flippe" et s’inquiéte des mauvaises intentions de l’auteur, qui établit un lien vers son vrai nom : "Je me suis dit ’Dieu seul sait ce qu’il peut inventer’... ’Il a 15 jours pour préparer quelque chose pour l’enterrement’..."
Sur le forum, les choses s’emballent et des participants crient à la censure. Le 31 août, Daniel Schneidermann rentre de vacances et découvre sur le forum, qu’il apprécie particulièrement, ce qu’il qualifie initialement de "léger différend". Le présentateur d’Arrêt sur Images demande à Perline de lui résumer l’affaire.
Perline téléphone à Daniel Schneidermann et 45 minutes plus tard, il lui annonce que leur collaboration s’arrête là. Selon Perline, son supérieur l’accuse de lui avoir caché son ancienne appartenance au Réseau Voltaire. Pour Schneidermann, le fait que Thierry Meyssan ait fait oeuvre de "désinformation", alors que l’objet-même d’ASI est de traquer ce type de dérive, met en cause l’émission.
Faute professionnelle ou délit d’opinion ?
Perline reçoit donc une lettre de licenciement "pour motif grave avec mise à pied conservatoire" de la société Riff-Prod, son employeur. La société précise que "le fait de dissimuler votre appartenance, passée ou présente, à une association dont la direction s’est illustrée par de graves actes de désinformation est déjà en lui-même plus que critiquable".
Sur le forum d’ASI, Daniel Schneidermann justifie sa décision : "Disons simplement que j’appréciais autant que beaucoup d’entre vous la pertinence et la pugnacité des chroniques de Perline. Mais j’ai dû décider de ne pas renouveler notre collaboration, ayant brutalement découvert que sa conception de la transparence ne me permettait pas de continuer à travailler en confiance avec elle."
Intervenant sur le forum JournaLISTE, consacré au métier de journaliste et à l’actualité des médias, Schneidermann précise que "les faits reprochés à Perline vont évidemment bien au-delà d’une simple appartenance aux organes dirigeants du Réseau Voltaire, appartenance en elle-même parfaitement légitime".
Pour Alain Taieb, producteur exécutif d’ASI, "la faute professionnelle était patente. La fonction d’une animatrice de forum sur ASI devait impliquer une transparence totale. Le principe-même de ce forum est de s’expliquer. Cela nous aurait rassuré qu’elle réponde à ce message si elle le jugeait déplacé. Mais elle l’a enlevé."
Le producteur d’Arrêt sur Images se défend d’avoir licencié Perline pour "délit d’opinion". Il trouve "bizarre" que la journaliste n’ait pas prévenu l’équipe d’ASI de ses liens avec le Réseau Voltaire.
Perline soutient qu’elle n’a jamais cherché à cacher ses liens avec l’association. Elle a animé pendant 12 ans une émission sur Radio Libertaire où intervenait régulièrement le Réseau Voltaire, ce que les internautes peuvent constater sur son site web.
Interrogé sur la vague de messages antisémites sur le forum d’ASI, cause de toute l’affaire selon Perline, Alain Taieb reconnaît de pas s’y être intéressé : "Je ne suis pas au courant. Je n’ai pas lu de messages antisémites. Je n’ai rien vu de tel et n’ai pas fait de recherche en ce sens." Lui-même d’origine juive, le producteur dénonce par ailleurs ce qu’il qualifie de "syndrôme d’antisémitisme permanent".
Prud’hommes, déontologie et loyauté
Au-delà du problème de fond, Perline conteste aujourd’hui la procédure de licenciement et le fait que le non-respect du code du travail par ASI. L’employeur a annoncé le licenciement à Perline au téléphone, puis sur le forum d’ASI, avant de lui adresser une lettre officielle.
Dans la lettre de licenciement, l’employeur Riff Prod s’estime "en droit, dès lors qu’il existe un motif quelconque, de mettre fin à tout moment sans procédure particulière à la collaboration d’un journaliste pigiste", quand bien même cette collaboration durait depuis un an.
L’audience des Prud’hommes du 3 octobre dernier n’ayant pas abouti à une décision majoritaire, l’affaire Perline / Riff Prod (producteur d’Arrêt sur Images) sera de nouveau entendue, le 16 décembre prochain, dans le cadre d’une procédure de départage, sous la houlette d’un juge du tribunal d’instance.
Le 3 octobre également, la direction du Monde publiait elle la lettre de licenciement qu’elle a adressée à son chroniqueur Daniel Schneidermann. On y lit : "Un journaliste se doit d’avoir à l’égard de l’entreprise qui l’emploie un minimum de loyauté." Le quotidien avance aussi que l’"entreprise de dénigrement" à laquelle Schneidermann se serait livré dans son dernier livre "constitue une cause réelle et sérieuse justifiant votre licenciement".
En réaction, Daniel Schneidermann a annoncé qu’il comptait lui aussi aller devant les Prud’hommes pour régler son affaire. En l’an 2000, sa déontologie avait déjà été critiquée suite au "pillage", dans un de ses précédents livres et dans Le Monde, d’enquêtes précédemment publiées par Fluctuat, une revue culturelle connue sur l’internet.