15/01/2000 • 19h31
Comme dans un rêve
Co-présentatrice, depuis la rentrée, de l’émission 3 X + Net avec Florian Gazan, sur France 3, la rousse Orianne Garcia est, avant tout, la directrice générale de Caramail. Son histoire est l’une des plus belles success stories de l’Internet francophone. Rencontre et récit.
La
scène se passe à l’...cole normale
supérieure, en juillet 1992. Une étudiante
est en train de passer l’oral d’admission,
devant un parterre de professeurs émérites.
Soudain, elle s’interrompt, regarde les membres
du jury et dit : "Je crois que je vais m’arrêter
là. Je crois que je me trompe, je ne suis pas
faite pour ce métier..."
Le jury est stupéfait. Jusque-là, tout
se passait bien. Le président met cette réaction
sur le compte de la pression du concours, du stress.
Magnanime, il susurre : "Calmez-vous Mademoiselle,
allez boire un café, remettez-vous, et revenez
dans une vingtaine de minutes. Vous verrez, cela ira
mieux."
L’étudiante, elle, veut juste partir. Elle
dit qu’elle fera sûrement une mauvaise prof
et qu’en partant elle rend, en fait, service aux
élèves. Puis elle ajoute : "Non,
cela ne sert à rien. En vous voyant, je me rends
compte que je n’en ai plus envie..."
Ses parents, ses professeurs, n’ont toujours pas
compris ce qui s’est passé, ce jour-là,
dans la tête d’Orianne Garcia. Elle avait
toujours été très bonne élève,
toujours sans problème, voie royale, Hypokhâgne,
Khâgne, il ne manquait plus que Normale Sup. Sept
ans plus tard, Orianne se souvient parfaitement de la
scène : "Ce fut un déclic. Soudain.
En plein milieu de l’oral." Et elle hurle
de rire.
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Il
faut le savoir : Orianne Garcia, la directrice générale
de Caramail, se marre tout le temps. Mode d’emploi
: "Salut Orianne, ça boume ?", elle
hurle de rire. "Et tu fais quoi ce soir ?".
Hurlement de rire. Orianne est une jeune femme gaie.
La seule chose qui puisse l’attrister, c’est
que l’on dise du mal de Némésis.
Une boule de poil (nationalité : cocker américain)
qui se promène en remuant la queue (Némésis
est une jeune chienne gaie). Sa maîtresse ne lui
a pas donné ce nom au hasard : “Némésis,
c’est la déesse de l’équilibre
et de la vengeance. Quand je le dis, d’habitude,
cela jette un froid..." Pourtant, on ne voit
pas pourquoi il y aurait de la vengeance dans l’air.
Tout va même très bien pour Caramail, le
premier site francophone de fourniture d’adresses
e-mail gratuites. La banque néerlandaise ABN-Amro
vient d’entrer dans le capital, prenant un peu
plus de 9 % pour 15 millions de francs. La société
a quatre ans. Elle vaut déjà plus de 150
millions de francs.
L’histoire a déjà été
racontée. Cinq copains et des idées. Cinq
copains et une amitié qui se transforme en business.
Cinq copains... Parmi eux, Orianne. Continuons son
histoire. Après l’oral de Normale sup, la
jeune Strasbourgeoise fait une maîtrise de lettres
à la fac, à Paris, tout en bossant. Ses
parents avaient accepté sa décision, mais
lui avaient coupé les vivres. Orianne, qui avait
toujours travaillé pendant ses études
(vendeuse de jeans, GO au Club Med, télémarketing...),
se détourne du Mc Do ("ça sent la
frite") et rejoint deux copains qui venaient de
monter une boîte de formation en bureautique.
Elle n’y connaît rien ? Elle va apprendre.
"Ce qui compte, c’est le contact avec les
gens", lui assurent ses potes.
Première
idée : un moteur de recherche
Au
début, son autorité demande à s’affirmer.
Tout comme sa conscience de l’organisation sociale.
Anecdote : nous sommes à la mairie de Paris,
où Orianne donne son premier cours. Elle explique
le mode de fonctionnement d’un logiciel quand,
soudain, alors qu’elle est au beau milieu d’une
phrase, ses stagiaires se lèvent et quittent
la salle sans un mot. Orianne est effondrée.
Elle attrape l’un des fonctionnaires avant qu’il
passe la porte et lui demande ce qui se passe, ce qu’elle
a dit pour qu’ils partent tous, d’un bloc,
sans un mot, au milieu de sa phrase. Réponse
: "Ben, rien de particulier. C’est juste qu’il
est seize heures..."
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En 1995, elle est devenue une vrai pro de la formation
et connaît tous les logiciels par cœur. Et
Internet, bien sûr. À force de naviguer,
une idée lui vient : "On utilisait Yahoo !
et Lycos, et on s’est dit qu’il y avait quelque
chose à faire en France." Le "On",
ce sont les cinq copains : Christophe Schaming, Alexandre
Roos, Philippe Payan, Thierry Lunati et Orianne Garcia.
Ils montent une société : Internet Plus.
Pendant trois mois, ils vont être fournisseurs
d’accès. Une catastrophe. Trop d’astreintes,
trop de clients à problèmes. La décision
d’abandonner cette activité pour créer
un moteur de recherche français a été
prise un soir, après quelques bières.
Grande idée, d’ailleurs : pas d’intervention
humaine, pas de clients mécontents, pas de hot-line...
Juste du logiciel. Lokace ouvre le 23 novembre 1995.
Le succès est immédiat.
Mais les cinq copains s’occupent de Lokace pendant leurs
heures creuses, sans abandonner leurs jobs respectifs.
Et les concurrents arrivent. Nomade d’abord, puis
Yahoo.fr, Voilà... Et Lokace se fait doubler.
En 1997, la bande se retrouve à la pendaison
de crémaillère d’un ami. À
côté de la fenêtre, en début
de soirée, bière en main, ils commentent
les derniers services qui se développent sur
Internet. "On s’est dit qu’Hotmail, c’était
vraiment bien... se souvient Orianne. Et cela devint
une évidence : il fallait un fournisseur de mails
gratuits en français." Le 1er octobre 1997,
Caramail est lancé. Et le succès, encore
une fois, est immédiat. Orianne abandonne son
autre métier et devient directrice générale
à plein temps. Mais l’investissement personnel
ne suffit pas : il faut de l’argent. La décision
s’impose : il faut faire entrer un investisseur.
Il faut du cash. Avril 1998, coup de fil. C’est
Infonie, le service en ligne monté par Infogrames.
Eux, ils ont le cash. Et ils veulent un moteur de recherche...
En novembre 1998, Lokace est vendu pour dix millions
de francs à Infonie. La société
Caramail S.A est créée dans la foulée.
Refuser
les offres de rachat flatte l’ego...
Octobre
1999. 360 mètres carrés pour 23 personnes,
dans une cour qui débouche sur la rue de Sèvres,
à Paris. Les bureaux de la société
sont confortables et élégants. Orianne
prend un coca-cola light dans le frigo de la cuisine
et appelle Némésis. Elle caresse son chien
et regarde l’animation sur les deux étages
en loft. Caramail est une affaire qui marche, et elle
trouve ça vraiment marrant : "Franchement,
dit-elle, c’est quand même une histoire incroyable..."
1,3 million d’abonnés et un rythme de progression
de 8 000 nouveaux inscrits par jour, 13 000 forums,
3 500 chats... "On est sur un modèle
de marketing viral, dit la directrice générale.
Le monde attire le monde, et les abonnés attirent
leurs amis..." Et ce n’est pas fini. Caramail
veut proposer à ses abonnés "tous
les outils de communication dont l’internaute peut
rêver, utilisables de la façon la plus
simple, pour le plus grand nombre". Au programme
: un agenda partagé, un service de fax vers le
courrier électronique (et inversement), un "bureau"
en ligne ("Caramalette")... L’objectif
: 4 millions d’utilisateurs fin 2000.
Le succès fait sourire Orianne. Elle se souvient
qu’en 1995, tout le monde se foutait d’eux.
Que ses contacts téléphoniques lui raccrochaient
au nez en expliquant qu’ils n’avaient pas
besoin d’une société de nettoyage
(dans Internet Plus, il y a net...). Et qu’on
lui demandait si elle était "la secrétaire
de Monsieur Garcia"... Refuser les offres de
rachat flatte également l’ego. Rien que
cet été, ils ont reçu huit propositions.
Quelques belles offres (estimation de Transfert : entre
150 et 200 millions de francs). "Pendant quinze
secondes, on s’est quand même demandé
si on n’était pas timbré de refuser...
Et on a décidé que le plus important,
ce qui nous motive, c’est de faire notre truc.
Et aujourd’hui, notre truc, c’est Caramail."
Virtuellement riche (Orianne possède environ
18 % de Caramail), elle profite de son salaire de cadre
supérieure en s’offrant des virées,
avec ses copains, dans les plus grands restaurants.
Avec un argument massue : "La bouffe, c’est
ce qu’il y a de mieux..." Mais plus que cette
fortune sur le papier, ce qui lui plaît c’est
"d’avoir réussi à faire tout
cela, surtout en si peu de temps". Et elle regarde
maintenant avec une certaine sérénité
ce qui va certainement leur arriver dans les prochaines
années. Plus d’Internet, plus de croissance.
Plus de rêves. De quoi se marrer, non ?
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