Ingénieur dans la fonction publique et partisan des logiciels libres, Jean-Paul Smets est le principal instigateur de l’opposition aux brevets logiciels. Selon lui, ce système va assécher la concurrence.
Pourquoi vous opposez-vous à la brevetabilité des logiciels ?
Je suis opposé à l’usage des brevets quand ça ne tient pas debout économiquement. Si cet usage va dans le sens de l’intérêt général, il n’y a pas de problème. Mais l’intrusion du brevet dans le domaine du logiciel concourt à diminuer la concurrence, à augmenter le coût pour le consommateur et les risques d’atteinte à sa vie privée, et, plus globalement, à ralentir l’innovation. Sur le fond, l’idée de vouloir protéger une invention me semble légitime. Mais les brevets logiciels comportent trop d’effets pervers pour être utiles.
Les brevets existent depuis longtemps, pourquoi seraient-ils nocifs pour l’industrie du logiciel ?
Les logiciels sont des systèmes complexes qui, à la base, font appel à des opérations simples. Or, ce sont souvent ces opérations qui sont brevetées. Si par exemple vous décidez de créer un logiciel chargé de vérifier que tous vos ordinateurs connectés en réseau sont allumés, vous pouvez faire un programme qui teste les postes un par un. Jusque-là, aucun problème. Si vous donnez l’instruction de tester tous les ordinateurs en même temps, vous tombez sous le coup d’un brevet de Sun Microsystems. Or, la plupart des brevets américains sont de ce niveau de simplicité. Conséquence : les petits éditeurs sont souvent obligés de passer des licences croisées avec les gros.
C’est-à-dire ?
Cela signifie qu’ils sont souvent obligés d’accorder aux gros éditeurs une licence d’exploitation sur leurs propres inventions s’ils veulent avoir le droit d’inclure dans leur programme un procédé breveté déposé par l’un d’eux, ce qui est presque toujours nécessaire. Au final, les petits perdent tout le bénéfice de leur brevet.
Jeff Bezos, le patron d’Amazon, très critiqué pour sa politique de brevets, avance que sa stratégie est essentiellement défensive. Qu’en pensez-vous ?
C’est complètement hypocrite : il a attaqué son concurrent Barnes & Nobles ! De toute façon, à quoi servent les brevets si ce n’est pour attaquer ? C’est devenu un véritable business aux ...tats-Unis. Beaucoup de petits éditeurs sont attaqués en contrefaçon, sans même avoir les moyens de démonter l’accusation. J’ai calculé que pour se défendre, il fallait en moyenne un juriste pour trois ingénieurs. Résultat, certaines sociétés, acculées, sont contraintes au rachat. Ce fut le cas de l’entreprise Getris, attaquée pour contrefaçon de brevet sur son éditeur d’images. En revanche, lorsque Adobe a été attaqué pour contrefaçon sur ce même brevet, ses avocats sont parvenus à obtenir une annulation du brevet.
N’est-ce pas un peu caricatural ? Tous les petits éditeurs ne se font pas attaquer et les gros s’affrontent aussi entre eux...
...videmment, il existe plusieurs cas de figure. Soit l’éditeur est gros et ça rapporte de l’attaquer pour contrefaçon de brevet. Soit il est petit et il ne concurrence pas votre produit. Dans ce cas, il n’intéresse personne. Troisième cas : c’est un concurrent sérieux. Là, vous cherchez à éliminer un gêneur. C’est toute la différence avec l’industrie automobile, par exemple. Dans ce secteur-là, il y a peu de risques de voir débouler un concurrent venu de nulle part. Dans l’industrie du logiciel, il est très courant qu’une seule personne monte une boîte et s’avère un concurrent menaçant.
Globalement, comment expliquez-vous les choix de la Commission européenne ?
Nous sommes allés à Bruxelles avec l’association Eurolinux et une délégation d’industriels. Lorsque nous avons fait remarquer au responsable du projet à la Commission européenne que l’Europe pouvait concevoir une directive originale, plus avancée que la réglementation américaine, il nous a répondu que l’on pouvait se limiter à copier le droit américain ! Par ailleurs, nous nous sommes rendu compte que la direction générale de la concurrence n’avait même pas été associée à l’élaboration de la future directive. Pourtant la brevetabilité des logiciels met en conflit deux principes : la libre concurrence et la propriété intellectuelle. Visiblement, la commission a choisi de remettre en cause la première au profit de la seconde.