La musique assistée par ordinateur est un microcosme qui a ses puristes et son dissident, Bob Ostertag. Cet assembleur d’images et de sons puise dans son passé de journaliste engagé en Amérique centrale comme dans les bombardements de la guerre en Yougoslavie pour composer ses œuvres. Ce bidouilleur raconte comment il s’est penché sur l’électronique pour mieux s’en dégager.
Transfert - Pour contrôler les images et les sons que vous mixez en direct, vous vous servez d’un joystick...
Bob Ostertag - Je dispose de deux ordinateurs : l’un traite les images, l’autre génère les sons et gère les informations envoyées par le joystick. Il transforme ces données en son, en vidéo ou mélange les deux. Le programme de traitement du signal s’appelle Image/ine. Il a été produit par le STEIM d’Amsterdam, un centre de recherche indépendant sur les technologies musicales. J’ai mis deux ans à développer le logiciel qui tourne sur le second ordinateur. Je peux le combiner avec Image/ine, par exemple pour la Suite yougoslave, ou l’utiliser en solo.
J’ai essayé des années durant d’échapper à la programmation. Pour moi, ingénierie et musique étaient deux mondes différents. Je le pense toujours. C’est un point de vue minoritaire dans le monde de la musique assistée par ordinateur, où une création digne de ce nom implique d’écrire son propre programme. C’est pourquoi mes œuvres ne sont pas trop prises au sérieux par les puristes du domaine : je me sers en général de programmes et d’instruments achetés dans le commerce.
Mais il m’est aussi arrivé de travailler directement avec un ingénieur. Dans les années 70, je jouais d’un synthétiseur mis au point par Serge Tcherepnin. Un bidouilleur génial. Nous sommes devenus amis et nous avons collaboré. Dans les années 90, je me suis servi d’un sampler Ensoniq. Pour adapter cet instrument, j’ai gardé un contact régulier avec les ingénieurs de la marque. À la fin des années 90, j’ai eu l’impression de piétiner. Je jouais sur Ensoniq depuis 10 ans. Il était temps de changer. Au même moment, la techno a explosé et le marché des instruments électroniques a suivi. Effet pervers, les constructeurs ont orienté leur production dans le sens de la facilité d’utilisation. Nous touchons à un paradoxe : voici 30 ans, il n’existait que quatre ou cinq fabricants de synthétiseurs et tous leurs instruments étaient intéressants. Maintenant, ils sont des douzaines et ils font tous la même chose. C’est pourquoi je me suis mis à la programmation. À contrecœur. Mais je ne suis pas trop mauvais. Je fais maintenant des performances à partir de mon propre programme !
Parlez-nous de votre expérience de journaliste.
Durant les années 80, j’ai travaillé en Amérique centrale. D’abord comme militant, puis comme journaliste. Toujours à gauche. Toujours en indépendant. C’était la pleine période des guerres. J’ai publié dans des magazines américains mainstream - pour gagner l’argent qui me permettait d’écrire pour des publications et des agences engagées politiquement : le Pensamiento Critico à Puerto Rico, le Pensamiento Proprio au Nicaragua, le Prensa Latina au Pérou et d’autres titres aux ...tats-Unis, en Afrique du Sud, en Angleterre, au Japon, aux Philippines...
Pourquoi avoir arrêté ?
Ce serait assez long à expliquer. Les raisons sont multiples... Disons qu’en Amérique du Sud, il n’y avait plus de place pour moi et mes illusions. Par ailleurs, mes liens avec la culture et la musique américaines étaient plus forts que je n’aurais cru.
Avec la Suite yougoslave, vous avez confronté votre travail au public des Balkans. Vous souhaitiez ensuite récolter les réactions des amateurs d’autres pays. Qu’en est-il de ce projet ?
C’est le genre d’idées qui sont excitantes sur le papier mais ne se concrétisent jamais vraiment. Pour diverses raisons, le projet a subi des ajournements à répétition. Lors de notre premier voyage dans les Balkans, nous avions prévu de jouer en Serbie et en Slovénie, délaissant la Bosnie, la Croatie et le reste. En Serbie, nous n’avons jamais pu donner l’intégralité de la performance - à cause de la police, des douanes, de l’immigration, de la technique et de l’alcool, c’est une bien trop longue histoire... - et nous avons seulement filmé des interviews en Slovénie et dans les autres pays d’Europe de l’Est où nous avons joué. Chaque entretien a été réalisé dans une langue et un format vidéo différent ! Tellement de formats différents...
Vous le dites que les instruments de musique et les instruments de mort utilisent des procédés identiques. Vous participez donc à ce que vous dénoncez...
Oui, la même technologie est à la base de tout. Partout et de plus en plus. Mais j’essaye de garder une distance critique. Ma position ne sera jamais de dire :"Comme la technologie est merveilleuse et comme elle va nous libérer !" Jamais ! Mon approche critique face à la technologie apparaît explicitement dans la Suite yougoslave. Et je viens de terminer une pièce de théâtre qui s’articule autour de cette problématique. Elle s’intitule Entre Basura y Ciencia, "entre science et déchets"... Elle va être jouée à San Francisco.
Quelle place occupe la technologie dans votre vie quotidienne ?
Je n’ai pas de téléphone portable. Pour un musicien indépendant qui tourne constamment et travaille sans agent, c’est un casse-tête. Imaginez une tournée, chaque jour une autre ville, chaque soir un autre hôtel, 20 jours d’affilée. Tous les numéros à faire suivre, les messages dans les hôtels. Un vrai bordel ! Au fond, ce qui me déplaît, c’est de voir comment les propos concernant Internet sont passés de "les autoroutes de l’information, c’est un incroyable outil d’éducation" à "combien de fric je me suis fait, aujourd’hui ?" Dans un numéro récent de Wired, j’ai vu qu’ils avaient même leur propre stock index ! Avec des boîtes comme Monsanto, à qui on doit l’agent orange et l’hormone de croissance bovine ! Monsanto, l’une des entreprises les plus veules de la planète, qui poursuit aux ...tats-Unis tous ceux qui la critiquent ! C’est ça, la nouvelle économie ? Tout cet argent dégueulasse m’a fait fuir Internet en courant !
Votre manière d’utiliser le sampling est particulière. Comment la décririez-vous ?
Ma réponse fournirait le fond d’une interview entière ! Le problème du vol et du copyright ne concerne pas mon travail. Il ne m’intéresse pas vraiment. Dans These hands par exemple, j’utilise des samples d’applaudissements. Pour Burns like fire et All the rage, des enregistrements d’émeutes que j’ai pris moi-même. Sur mes cinq derniers disques, je me suis servi de samples des musiciens avec qui je travaillais. Mais sampler des tombereaux de disques pour (re)composer un morceau ne me plaît pas trop. Manipuler un enregistrement, le faire dévier, créer une ambiance autour de lui, m’intéresse bien davantage. Tous mes travaux combinent des éléments de composition et d’improvisation. Images et sons ne sont pas solidaires. Mon programme me permet de lire l’audio et la vidéo séparément et de les synchroniser à tout moment durant l’improvisation. Je dispose vraiment d’un instrument audiovisuel ! Ce genre de truc n’étant pas courant, je suis sûr que le public ne réalise pas la grande latitude d’improvisation qu’autorise ce matériel. J’essaye de rendre cette dimension plus perceptible... Mais je ne veux pas que mes concerts tournent à la démonstration.