Châtain virant poivre et sel, la quarantaine rangée, petites lunettes cerclées, Rand Miller ne joue pas les stars. Au contraire, le créateur de la saga Myst - 10 millions de jeux vendus à ce jour - cultive le calme et la concision. Tranquille, il répond d’une voix douce et posée aux questions de Transfert.
Vous avez failli être banquier... et vous voilà en train de présenter un jeu internationalement connu... Quel revirement !
Je me suis toujours intéressé aux jeux vidéo. Mais, au sortir de l’université, j’ai trouvé un travail dans une banque. Parallèlement, j’ai appris quelques notions de développement et j’ai convaincu mon frère de bosser sur un jeu vidéo pour enfant. Je pensais à un livre dont les pages deviendraient vivantes. Mais lorsqu’il a commencé à travailler sur ce projet, il n’est jamais sorti de la première page. Celle-ci s’est animée, et nous avons fabriqué un monde de plus en plus profond et fouillé. Au lieu de faire un livre, nous avons fabriqué un monde. C’était un monde très simple, mais à partir de là, nous en avons créé d’autres. Au point de quitter notre "vrai" travail pour vivre de ces créations.
Risqué...
Risqué ? Non. Complètement fou. Ma belle famille a été surprise. Lorsque je leur avais annoncé mon intention de travailler dans une banque, ils avaient tous approuvé. Lorsque j’ai quitté la banque pour faire des jeux... Ils ont trouvé l’idée stupide. Ils ont changé d’avis entre temps.
Après The man hole, votre premier logiciel, comment est né Myst ?
Nous ne comptions pas faire de révolution. Au plus, il s’agissait d’une évolution du jeu pour enfants que nous avions déjà créé. Nous avons réalisé que ce jeu simple, destiné aux plus jeunes, intriguait les adultes aussi. Nous avons, alors, voulu faire un monde plus sophistiqué pour un public plus âgé. L’industrie du jeu ne nous a pas suivi à l’époque [1988, NDLR]. Sans doute étions-nous un peu trop en avance. En 1990, une société japonaise nous a contactés en nous demandant un monde pour adulte. Nous étions prêts. C’est ainsi que Myst est né.
Quelles sont les différences entre Myst III et ses prédécesseurs ?
Les différences sont essentiellement techniques. Vous pouvez voir dans toutes les directions, bouger partout, ce qu’on ne pouvait pas faire dans Myst ou Riven. Mais l’on retrouve le même sentiment de mystère qui préside à l’esprit du jeu.
Pas de baston, de grosses voitures, de speed... Comment avez-vous séduit tant de joueurs ?
Quand Myst est sorti, les joueurs habituels ont été satisfaits visuellement. Aucun monde de cette qualité n’avait encore été conçu. Le jeu est devenu de plus en plus populaire. Le joueur de Myst appartient aujourd’hui au grand public, et plus seulement au petit monde des accros du jeu. Ces derniers constituent une "élite". Lorsque le jeu est devenu grand public, celle-ci n’a plus été très impressionnée par Myst ou Riven. Néanmoins, nous sommes heureux, parce que nous avions conçu Myst pour notre plaisir sans savoir si cela plairait. Nous avons pris des décisions hasardeuses : pas de mort, des journées très lentes... Au final, le grand public a apprécié parce que ce jeu n’est pas intimidant. Rien ne peut vous frustrer : vous êtes dans un monde que vous vous contentez d’explorer. Certains peuvent trouver les énigmes trop dures, mais ils s’amuseront quand même en découvrant le monde.
Qui est à l’origine des énigmes ?
Mon frère et moi, pour Myst et Riven. Pour Exile, ce sont les équipes de Presto.
Justement. Exile a été développé par une société qui n’est pas la vôtre. Pourquoi ?
À l’origine, nous avions décidé que personne ne pourrait faire ce jeu à notre place. Après Riven, nous avions décidé de passer à autre chose. L’éditeur nous a demandé une suite, et nous avons refusé. Mais ils nous ont proposé le travail de Presto. C’était vraiment bon, mais nous avons continué à refuser. Alors l’éditeur est venu nous trouver en nous montrant la demande des fans de Myst et Riven. Cette demande, et l’assurance que Presto maintiendrait la qualité du jeu, nous ont décidé.
Comment s’est passé la collaboration ?
Lorsque vous créez, vous devez être libre. Nous avons donc laissé travailler l’équipe de Presto en contrôlant chaque nouveau développement. Nous ne nous sommes vraiment rencontrés que deux fois, afin d’être certains que le développement du scénario et de l’histoire nous convenait.
Vous travaillez aujourd’hui pour Cyan, votre société, sur un projet baptisé The Mudpie. De quoi s’agit-il ?
Ce qui nous motive, c’est de créer des mondes où les joueurs peuvent se perdre. Les supports tels que le DVD et CD sont frustrants parce qu’une fois qu’ils sont dans le commerce, les mondes sont figés, on ne peut plus rien changer. Après Riven, nous nous sommes donc tournés vers Internet, et vers le broadband. C’est là, désormais, que nous voulons créer nos mondes. Nous développons cette idée depuis deux ans.
Quelle sorte de jeu comptez-vous faire ?
Nous voulons faire de la 3D temps réel. Ce qu’on peut faire aujourd’hui est vraiment étonnant. La qualité des images, la vitesse... Nous avons donc créé notre propre moteur. C’est long et compliqué, mais nous voulons vraiment construire un vrai monde en temps réel. On a remarqué aussi que les joueurs de Myst et Riven jouaient souvent ensemble derrière un même ordinateur ou même à distance, par téléphone. En ligne, nous voulons créer un monde que vous pourrez explorer avec vos amis sur Internet. Un monde en 3D temps réel, visuellement étonnant, qui vive pour toujours.
Vous avez séduit un très large public off line. Beaucoup d’éditeurs se lancent aujourd’hui dans le jeu vidéo en ligne, mais cela reste l’apanage de la minorité de joueurs acharnés dont vous parliez tout à l’heure. Quelle est la formule magique pour rallier le grand public en ligne ?
Les jeux en ligne se ressemblent trop : vous tuez des ennemis ou des lapins, vous ramassez de l’or... Mais on ne fait pas la part assez belle à l’exploration. Je pense que les gens adorent explorer, découvrir ce qu’il y a derrière le prochain coin. On fait ça pour les enfants, mais les adultes n’ont pas souvent l’occasion de se livrer à cette curiosité. Il ne s’agit pas d’appliquer une formule magique, mais de prendre un risque incroyable. Cela étant, nous pensons que l’on peut convertir le grand public au jeu en ligne si on lui donne la capacité d’explorer ce genre de monde.