« Attendons-nous à un mouvement de refus massif, voire militant, de la société de l’information »
Daniel Kaplan est le fondateur de la Fondation pour l’Internet nouvelle génération.
Transfert |
Quand et comment avez-vous découvert Internet ?
En 1993. J’avais, d’une part, besoin d’une solution de communication alors que je m’installais comme consultant indépendant. Et je suivais déjà depuis un moment le domaine des technologies de la communication, donc l’Internet a fini par entrer dans mon radar.
Pourquoi vous êtes vous impliqué dans Internet ? Quel a été le déclic ?
J’aide, depuis 1985, les entreprises à se saisir des nouveaux outils de communication et les intégrer dans leur stratégie. Internet était en quelque sorte à la fois une suite logique et un nouveau départ. De manière plus spécifique, j’ai dirigé l’AFTEL (devenue depuis l’ACSEL, Association pour le commerce et les services en ligne) et rédigé l’un des premiers rapports sur le sujet, "Internet : les enjeux pour la France", en 1995.
Quand avez-vous compris que cela allait vraiment décoller en France ?
Dès que j’ai compris ce qu’était Internet, c’est-à-dire vers 1994.
Comment avez-vous vécu la période automne 1999-printemps 2000 ? Que faisiez-vous ?
Si la question était, "Combien de temps passiez-vous à surveillez le cours de vos actions ?", la réponse est : très peu. À cette époque, j’étais, avec d’autres amis, en train de créer la Fondation Internet nouvelle génération (FING), pour que la France fasse désormais partie du peloton de tête des pays innovateurs.
Comment analysez-vous aujourd’hui cette frénésie de huit mois ?
À la fois comme la traduction – très positive – d’une formidable envie d’entreprendre et d’innover, et comme une nouvelle démonstration que le capitalisme financier est un mécanisme de soutien à l’innovation à la fois très nécessaire et très insuffisant, en tout cas très myope et moutonnier.
Quel a été, selon vous, le signal de la chute des dotcoms ?
Le ralentissement économique, quelques articles basés sur des calculs économiques raisonnables – et à mon avis, la prise de conscience progressive que la "bulle intellectuelle" autour de l’e-business n’avait que très peu de prise sur les consommateurs, quand elle ne les irritait pas carrément. Autrement dit, et contrairement à leur discours officiel, les entrepreneurs du Net avaient perdu tout contact avec la demande.
Que faites-vous aujourd’hui ?
Toujours la même chose : la moitié du temps, je conseille des entreprises ou des acteurs publics – c’est de ça que je vis ; l’autre moitié, j’anime la Fondation Internet nouvelle génération (FING), qui grandit, produit beaucoup et commence à atteindre une vraie reconnaissance en France comme à l’étranger.
Croyez-vous toujours autant à Internet ?
Bien sûr, parce que je n’ai jamais cessé de le voir comme un Réseau, une infrastructure. Le besoin d’une telle infrastructure fédérative, simple et ouverte, n’a jamais été aussi fort. D’ailleurs, si la croissance d’Internet se ralentit en Amérique du Nord et un peu en Europe, elle reste très forte en Asie et dans les pays en développement.
Croyez-vous au commerce en ligne ? Croyez-vous à l’avenir du Web non marchand ?
Mais je "crois" à tous les usages de l’Internet ! En réalité, la question n’a pas grand sens, et l’opposition non plus. L’Internet et le Web sont des supports d’activités humaines. Toutes les activités trouveront à s’y développer, sans pour autant qu’Internet se substitue aux autres modes d’échange. Donc, cela dépendra des individus, des pays, des domaines... Sans que l’on puisse dire (en tout cas de moins en moins facilement) que l’un est plus ou moins "avancé" que l’autre, et sans que l’on puisse comparer les valeurs sociales d’un usage par rapport à l’autre.
Comment voyez-vous les années à venir ?
La crise financière va ralentir le déploiement des infrastructures mobiles et des hauts débits. Le retour des acteurs publics dans le paysage des infrastructures ne compensera pas l’insuffisance de financement, mais il aura sans doute d’autres conséquences positives sur les lieux et la manière dont se déploieront ces réseaux. La croissance, ni l’innovation, ne vont cependant pas beaucoup ralentir. Mais l’Internet va devenir de plus en plus multipolaire. Les ...tats-Unis ne composent plus la moitié de l’Internet et n’en seront plus la seule force motrice. L’innovation proviendra de très nombreuses sources – nous essayons de faire en sorte que la France soit une de ces sources les plus vives.
Il faudra désormais prêter une plus grande attention aux utilisateurs, et d’ailleurs aux non utilisateurs, des différents réseaux et technologies. Les modes d’appropriation des technologies, les "écologies" de la communication que se créeront les individus et les communautés, seront de plus en plus divers et commanderont dans une large mesure les développements technologiques et les offres commerciales – ou bien si ce n’est pas le cas, attendons-nous à une grande crise de la société de l’information, à un mouvement de refus massif, voire militant.
Croyez-vous toujours dans ce qu’on a appelé la netéconomie ?
Comme une économie dans laquelle le Réseau devient le plus en plus le lieu où se crée la valeur, dans laquelle l’information est un facteur de production à part entière – oui, bien sûr. Elle n’a d’ailleurs pas attendu Internet pour exister.
Quelles vont être, selon vous, les futures grandes échéances et que vont-elles apporter ?
Le débat entre partisans d’un Réseau ouvert, fédératif et basique (l’Internet d’aujourd’hui, "passant à l’échelle" grâce à IPv6), et ceux de réseaux plus intelligents et moins ouverts, plus spécialisés par types d’usages, restera durablement ouvert. De son issue dépendront en partie la forme de la société de l’information, le rythme d’innovation à venir. Dans le domaine technique, de nombreuses avancées sont en gestation : en matière de débits, de réseaux sans fil, d’interfaces, de miniaturisation, d’intelligence artificielle... D’autres cycles d’innovation sont à venir. Mais à mon avis, les prochaines échéances... nous ne les verrons pas venir. Petit à petit, quand plus de gens développeront leur propre écologie informationnelle, quand des "poches" de population s’approprieront les hauts débits, l’Internet sans fil... Nous verrons émerger des usages entièrement nouveaux qu’il faudra reconnaître et valoriser.