Robert Guttmann, économiste membre de l’...cole française de la régulation,
est spécialiste des monnaies. Cet Autrichien d’origine parle français, vit à
New York et rédige actuellement un ouvrage sur le cybercash, à paraître en 2001. Selon lui, les monnaies privées et transnationales du Net vont s’imposer très rapidement. Tout le système monétaire international doit être repensé.
Est-il concevable qu’une monnaie privée fasse son apparition, consacrant ainsi l’intérêt des agents privés ?
Nous sommes au début d’une révolution. La privatisation de la monnaie n’a pas eu de répit depuis la création de l’Euromarket dans les années 60. Des banques londoniennes ont commencé à accepter des dépôts en dollars et ont offert des prêts dans la même monnaie. Le système bancaire en dollars menait une existence propre, en dehors des ...tats-Unis et du contrôle des banques centrales. Les gouvernements ont tenté en vain de récupérer le pouvoir perdu. Le fait est qu’aujourd’hui, une monnaie sans ...tat, émise par des banques privées, circule sur un réseau informatique. Elle a son propre système de règlements internationaux, géré par la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunications (SWIFT). Il fonctionne sans interférence des banques centrales. Et le montant de cet Euromarket, quatre mille milliards de dollars, est deux fois plus important que le système bancaire américain entier. Il a recyclé pas mal de pétrodollars et, surtout, a créé pas mal d’exclusions au prêt. La deuxième grande étape de la privatisation, c’est la déréglementation des taux d’intérêt en 1979-1980 aux ...tats-Unis, suivis par d’autres pays. De nouveaux types de monnaies sont apparus sous forme de transactions ou d’investissements, comme les comptes d’épargnes rémunérés sur lesquels on tire de l’argent, à titre de privilège. Avec le cybercash, on rentre dans la troisième phase de la privatisation. Il est encore en incubation, mais nous savons qu’il sera viable, d’ici à dix ans. Et c’est une monnaie privée.
Quel besoin aurions-nous de monnaies privées ?
Les banques internet pures ont besoin d’une monnaie virtuelle : sans elle, la dématérialisation est incomplète et le service bancal. Au-delà des banques virtuelles, l’avenir du commerce électronique dépend fondamentalement de l’existence du cybercash. La carte bancaire convient au commerce de détail, mais elle n’est pas adaptée aux paiements entre entreprises (B to B) ou entre consommateurs (C to C). De plus, la sécurité n’est pas assurée avec le protocole de transmission SET pour les règlements par carte bancaire. Les banques peuvent moderniser ces protocoles. Oubliez les cartes magnétiques, qui coûtent cher et font peu de choses. En revanche, les cartes à puce sont la clé du système futur. Elles seront employées comme l’infrastructure du cybercash. Soit elles seront prépayées, soit elles permettront d’obtenir des prêts automatiques auprès de l’émetteur de la monnaie privée ou de l’entreprise qui la commercialise.
Qui créera ces monnaies privées ?
Probablement des entreprises ayant un lien avec des banques ou les cartes de crédit, comme Visa. Je ne pense pas que ces institutions soient déjà dépassées. Et pourquoi pas, il pourrait s’agir d’industriels du software, comme Microsoft ou Sun Microsystems. Après tout, la monnaie, c’est de l’ingénierie logicielle. Les fournisseurs d’accès à Internet, comme Yahoo ! et AOL, seront avantagés en termes de marketing s’ils se lancent dans l’aventure. Le but de ces entreprises sera d’être au cœur de grandes galeries commerciales en imposant leur « protocole de shopping ». C’est-à-dire une infrastructure logicielle remplissant trois fonctions : la négociation des contrats, le mécanisme de paiement et l’exécution de la commande, service après-vente inclus. La création d’une monnaie pour les clients coïncidera avec une marchandisation extrême d’Internet.
Avez-vous eu vent de tels projets ?
Microsoft essaie de se faire connaître comme fournisseur d’accès à Internet et travaille sur un projet de monnaie privée. La nouvelle filiale, Microsoft Net, sera la plate-forme de développement de cette « Microsoft Money ». Et la reprendra à son compte quand la maison mère sera scindée en deux par le juge anti-trust.
Mais comment une monnaie privée peut-elle exister en dehors du système bancaire classique, susciter la confiance et attirer une masse critique d’utilisateurs ?
Les entreprises peuvent fonctionner en système fermé. Cela dépend d’où elles tirent leur cash. Si tout le monde veut aller dans la galerie commerciale d’AOL, les clients seront d’accord pour obtenir de la monnaie émise par AOL. On peut imaginer que cette entreprise vous ouvre un crédit de 10 000 francs, en affectant automatiquement une partie de vos feuilles de paie au remboursement. Vous donnez votre accord pour que la somme, traduite en monnaie privée d’AOL, soit déduite de votre salaire dans trois mois. C’est parfait lorsqu’on est payé par transfert électronique de fonds, ce qui devient fréquent aux ...tats-Unis. Je peux aussi décider de donner de l’argent de poche à mon fils qui fait ses études loin de moi, tout en exigeant qu’il les dépense pour acheter des livres : il suffit d’envoyer la somme à AOL, en lui demandant de l’affecter uniquement à ce type d’achat. Le public va adorer avoir du cybercash. Il est plus facile de pousser un bouton pour obtenir son argent que de se présenter à une banque. Cela va doper le commerce en ligne, mais aussi les transactions B to B.
Il y aura aussi des monnaies privées pour le B to B ?
Dans le commerce interentreprises, la monnaie privée est le meilleur moyen de verser de grandes quantités de monnaie plus vite et moins cher. Après l’instauration de places de marché électroniques dotées de systèmes centralisés de paiement, comme Covisint dans l’automobile, il ne manque qu’une monnaie virtuelle. Fournisseurs, prestataires, constructeurs : tout le monde se doit de l’argent. Il est plus facile d’annuler réciproquement les dettes et d’établir la balance nette (le netting). On évite les taxes, les contraintes d’équilibrage des dépenses et plus besoin de publier des infos sensibles. La balance nette représente une toute petite somme par rapport aux volumes échangés. C’est la seule à devoir être convertie en monnaie réelle. Pourquoi ne pas marchander auprès du fournisseur d’accès, qui organise la place de marché électronique, un virement en cash ou l’ouverture d’une ligne de crédit garantissant cette convertibilité ?
Comment réagissent les banques centrales à l’apparition de monnaies qu’elles ne contrôlent pas ?
Le cybercash a une version low-tech, comme la monnaie de Paypal envoyée par e-mail. Elle est connectée au système bancaire et ne pose pas de problème. Les problèmes apparaissent avec la version high-tech, sous forme d’un système de paiement électronique incorporé dans les structures d’Internet, à l’instar du protocole SET. Cybercash et DigiCash ont construit des protocoles de ce type, protégés par la cryptographie. Les banques centrales n’avaient pas accès à ce système.
À terme, les banques centrales sont-elles condamnées à la paralysie ?
Les banques centrales demeurent influentes, alors que la monnaie étatique ne représente déjà plus que 5 % de toute la masse monétaire. Cependant, elles vont devoir affronter deux difficultés. D’abord, la monnaie virtuelle va déstabiliser la vitesse de circulation de la monnaie. Ça terrorise les banques centrales. Elles vont édicter des normes de publication d’informations et élaborer de nouveaux instruments pour contrôler administrativement le crédit. Elles interdiront aux banques et aux fournisseurs d’accès de dépasser un certain seuil de prêts. Ensuite, la monnaie virtuelle leur échappera car elle est complètement transnationale. Pour la première fois, nous serons confrontés à l’absence d’un système de paiement international. Keynes l’avait envisagé en 1944. Le cybercash permet cette prise de conscience. La Banque des règlements internationaux y réfléchit. Moi, j’ai mon idée sur la façon dont on pourrait mettre en œuvre le système de Keynes. Toutes les monnaies qui passent les frontières seront exprimées dans une monnaie internationale tampon, émise par la Banque centrale internationale (BCI). Ainsi, tous les échanges transnationaux transitent par cette dernière.
Le succès des monnaies virtuelles comporte-t-il des risques pour l’économie ?
Il y aura des crises assez graves qui nous forceront à trouver des réponses ambitieuses. Par exemple, un blocage des systèmes de paiement pourrait survenir, en cas de crash technologique, déclenchant une crise de liquidités. On verra aussi des crises de confiance. Si tout le monde n’a pas la même information sur une place de marché, elle se détraque ! Enfin, on aura des crises de solvabilité, en raison de nouvelles formes de spéculation. Après tout, la monnaie virtuelle est une monnaie-
crédit, et on est tenté de jouer de l’effet de levier du crédit pour s’enrichir.