L’euro sera-t-il un jour concurrencé par le haricot rouge ? Avec plus de trois millions d’utilisateurs dans le monde, le beenz est la première et la plus célèbre monnaie virtuelle du Web. En France, ce n’est pour l’instant qu’un redoutable outil marketing. Mais ce flageolet écarlate, créé en 1999 par un publicitaire britannique, espère bien se faire une place sur nos cartes bancaires.
Au premier abord, ce légumineux a une apparence plutôt anodine. Rouge écarlate, rondouillard et luisant. Mais le beenz est plus qu’un simple flageolet, c’est une recette en or : la première monnaie virtuelle qui n’a cours que sur le Net. Elle a tout de suite plu à Bruno, « beenzeur » français de la première heure. Pas un jour sans que cet étudiant en commerce de 20 ans n’aille chercher ses haricots en surfant sur ses quatre ou cinq sites habituels. Il y passe près de quatre heures par semaine. Pourtant, Bruno n’est pas l’un de ces obsédés de concours, ces frénétiques du tirage au sort. Pour lui, c’est clair : « Les jeux télé, ce sont des attrape-nigauds et les coupons de supermarché, ça demande trop de peine. »
Partisan du moindre effort, Bruno adore Beenz. C’est ce concept qui fait le succès du légume rouge : faire croire à l’internaute qu’il s’enrichit sans rien faire, ou presque. Par exemple, si Bruno va s’inscrire sur le site du fournisseur d’accès gratuit Mageos, 1 000 beenz lui tombent automatiquement dans l’escarcelle. S’il accepte de recevoir la lettre de diffusion de Vnunet, il en empoche 40 autres. Et s’il répond à un sondage sur le site d’Ipsos, encore 300. « Pour moi, ce n’est pas un travail, c’est comme un échange », explique Bruno. Un échange qui lui a déjà permis d’« acheter » des places de cinéma ou un CD.
Fidéliser les clients
Il n’est pas le seul : près de 3,5 millions d’internautes américains, japonais ou hong-kongais ont déjà ouvert un compte sur le site Beenz, installé dans quatorze pays et dont la dernière levée de fonds a dépassé les 45 millions de dollars. Pourtant, l’histoire du haricot magique commence par une idée plutôt simple. Celle d’un publicitaire britannique, Charles Cohen, agacé de voir qu’il cumulait les points de fidélité de plusieurs enseignes sans jamais pouvoir les additionner. En 1999, il invente donc le beenz (jeu de mots mêlant « beans », haricot en anglais et l’expression « I’ve been there », « j’y suis allé ») et le concept ingénieux qui va avec. Car naturellement, inutile de penser que le beenzeur remplit son bas de laine sans rien en retour : ce qu’on attend de lui, c’est un « comportement consommateur ». C’est-à-dire prendre des renseignements, s’intéresser aux dernières nouveautés et, éventuellement, devenir acheteur.
Les marques et les entreprises dépensent beaucoup d’argent pour déclencher cette attitude : on appelle ça le « coût d’acquisition du client ». Et les firmes sont nombreuses à se dire qu’il est bien plus rentable de miser sur les beenz plutôt que sur des campagnes publicitaires exorbitantes. « C’est un outil marketing formidable, car il amène et fidélise des clients pour un prix dérisoire », affirme Jacques Guerreau, directeur général de la filiale française de Beenz, lancée en juin dernier et hébergée dans de somptueux bureaux parisiens, boulevard Pereire. Les sites clients achètent un beenz pour 7,4 centimes, alors qu’il en vaut 3,7 pour l’internaute moyen. Le haricot rougeoyant a beau être une monnaie virtuelle, son montant n’a pas été fixé au hasard : un beenz est égal à un demi-cent américain.
En France, le site Beenz revendique quelque 30 000 beenzeurs. Le pari est plus difficile. Le beenz étant une monnaie universelle, l’internaute français peut en théorie aller la glaner sur des sites japonais et la dépenser en Australie. Mais l’...tat français réglemente strictement les transactions en beenz pour toutes les entreprises hexagonales. Et pour le moment, la loi oblige ce légume pécuniaire à se cantonner au rôle de bon de fidélisation, c’est-à-dire ni plus ni moins qu’un point Esso virtuel. Concrètement, cela signifie que les internautes vont surfer sur de nombreux sites pour ramasser des beenz, qu’ils ne peuvent dépenser que dans la « boutique » en ligne Beenz. Mais les choses pourraient bien changer : l’entreprise discute actuellement avec la vénérable Banque de France pour gagner le droit de gérer une
véritable monnaie.
Convertibles en dollars
Et si notre Banque centrale venait à accepter, ce serait une petite révolution : Beenz produirait la première monnaie virtuelle officiellement reconnue, au même titre que le dollar ou le yen. « Notre rêve, explique Jacques Guerreau, c’est que les consommateurs disposent de deux comptes à la Fnac : l’un en francs, l’autre en beenz. » Outre-Atlantique, ce rêve est déjà réalité : aux ...tats-Unis, les possesseurs de carte Mastercard gagnent un certain nombre de flageolets à chaque achat, quel que soit le magasin. Mieux, ces beenz sont ensuite convertis en... dollars.
Quand les haricots nous tiendront-ils lieu de points retraites ? Quand serons-nous payés en beenz ? Ces questions ne sont pas utopiques : en France, certaines entreprises planchent déjà sérieusement sur la possibilité de donner à leurs employés des primes dans cette monnaie. Dans l’une d’entre elles, on envisagerait de récompenser en beenz, des commerciaux qui utilisent tel ou tel logiciel pour mieux gérer leur plan de travail. Certains patrons espèrent-ils ainsi échapper à l’URSAFF ? « Nous les détrompons immédiatement, précise le directeur général de Beenz France. Les choses sont très claires : le fait que la monnaie s’appelle beenz et non franc ne change strictement rien aux réglementations du travail. »
Mais nous n’en sommes pas encore là : il est difficile d’imaginer que l’...tat octroiera, sans sourciller, le droit de gérer un instrument de paiement à un établissement privé qui ne présente pas formellement un certain nombre de garanties. Il faudrait d’abord qu’existe un taux de change du beenz équivalent pour toutes les entreprises, c’est-à-dire que toutes, sans exception, puissent l’acheter au même prix (ce qui est le cas pour le moment, mais pourrait ne pas durer...) et assurer, le cas échéant, le remboursement des beenz achetés par les sociétés. Surtout, il faudrait que la pérennité de l’établissement Beenz soit certifiée, qu’il dispose de fonds nécessaires pour éviter la banqueroute au premier coup dur. Bref, qu’il devienne un véritable établissement financier. Le site au haricot rouge pourra-t-il assurer ?