Le couturier parisien Olivier Lapidus
est un pionnier du “i-Wear”, ou “vêtement intelligent” - des robes, vestes, manteaux, etc., auxquels on a intégré des composants électroniques. Il décrit ce que devrait être
une industrie de la haute couture
à la fois artisanale et high-tech, férue de
brevets et non dépourvue d’humour.
)transfert : Depuis quand travaillez-vous sur le vêtement high-tech ?
Olivier Lapidus : En 1984, j’ai déposé le brevet pour une borne mobile solaire à l’Institut national de la propriété industrielle. Cela a fait rire tout le monde. Mais c’était bel et bien le premier vêtement capable de transformer l’énergie solaire. Pour quoi faire ? Pour chauffer le vêtement, en répartissant la chaleur sur l’ensemble du tissu, ou bien pour plugger un téléphone. À l’époque, cette idée paraissait insensée. Le combiné de radiotéléphone tenait dans une valise, il était à peine portable.
) Mais vous n’êtes pas seul à travailler sur le vêtement électronique. Parmi les centres scientifiques, le Massachusetts Institute of Technology est très impliqué...
Il n’y a rien de neuf. C’est moi le père des fonctions additionnelles dans le textile. J’ai été le premier à ajouter une caméra vidéo ou une montre dans le vêtement.
) A-t-on résolu le problème de la source d’énergie pour alimenter les équipements électriques ?
Comme source d’énergie, j’ai utilisé les piles photovoltaïques ou bien les batteries au lithium. En 16 ans, les progrès de l’industrie solaire ont été immenses. Cela dit, tout le travail de marketing autour de ces innovations reste à faire. J’étudie aussi les systèmes gyroscopiques, c’est-à-dire le rechargement automatique des batteries en lien avec le mouvement du corps humain. Aujourd’hui, on s’en sert surtout pour recharger les montres automatiques. Demain, toute l’électronique intégrée au vêtement pourra être alimentée de la sorte. Il suffira d’un élément de la taille d’une pièce de monnaie, mais souple, pour récupérer l’énergie du mouvement. Cela permettra de développer les fonctions thermorégulatrices, informatiques ou commerçantes du vêtement.
) Parlons-en : à quoi peut bien servir un vêtement électronique ?
Pour l’instant, il y a trois marchés principaux. Celui du vêtement de travail, qui nécessite des fonctions communicantes. Le domaine des équipements de haute performance, pour le ski extrême par exemple, ou tout autre sport qui exige un système de sécurité intégré. Et enfin, les vêtements de loisirs.
) Comment un vêtement composé d’un moniteur vidéo ou bien d’un clavier peut-il devenir pratique à porter au quotidien ? C’est encombrant, ce n’est pas lavable en machine...
Vous pouvez parfaitement faire nettoyer à sec les vêtements intelligents que je conçois. D’autre part, les claviers du futur seront tissés à même l’étoffe. Une firme anglaise, Electrotextiles, a breveté un modèle de clavier qu’elle développe actuellement. Ce type de produit va arriver très vite sur le marché. De même, les écrans plats souples de deux millimètres d’épaisseur sont déjà prêts. Avec l’invention d’une encre électronique, l’“e-ink", le papier électronique devient une réalité. Un jour, nous aurons aussi des téléphones cellulaires équipés d’un écran tactile, en couleur, souple, léger, et lavable ! Tout cela existe déjà dans les laboratoires...
) Vous avez créé des robes intégrant un écran vidéo animé. À quoi ça sert ?
Avec la robe vidéo, j’ai choisi un axe décoratif, consistant à déterminer les compatibilités entre le son, l’image et le textile. Le papier électronique constitue un nouveau stade d’évolution du textile. Au cours des siècles précédents, on réalisait des imprimés en broderie, parce que c’était la technologie de l’époque. Maintenant, il est possible d’animer les images. On peut faire défiler des images fractales. On peut aussi développer un système d’imprimerie musicale. L’avenir est à la génération aléatoire d’images ou de sons. C’est l’équivalent de la broderie au XIXe siècle !
) Il y a un paradoxe à vous entendre parler de haute technologie, tout en célébrant l’artisanat à l’ancienne...
Dans l’une des trois vidéos, on voit une ouvrière du textile. J’ai voulu montrer que les métiers d’art ne sont ni des trésors vivants, ni des natures mortes. Ils sont vivaces, grâce à la transversalité industrielle. Sans les artisans d’art, nous n’en serions pas là. Sans robe du soir, pas de navette spatiale : les fibres de verre et de carbone ont été fabriquées grâce à l’expertise des métiers de la soie. La chirurgie ligamentaire, elle aussi, est fondée sur l’étude de la dentelle du Puy. Les filets de protection des autoroutes ont été réalisés d’après l’agrandissement au microscope des mantilles du XIXe siècle, en remplaçant simplement le fil de soie par un kevlar. Je rêve d’un pôle d’innovation où les artisans auraient leur place. C’est d’ailleurs, à mon sens, la seule façon pour que la France regagne sa place dans la couture. Dans les années 50, 1,75 million de personnes travaillaient dans ce secteur. En 1999, nous n’étions plus que 250 000. Il n’y a plus qu’une quinzaine de maisons, contre une centaine jadis. La France serait-elle condamnée à exposer la mode des autres sans la fabriquer ?
) Les technologies vont-elles influer sur le style ?
Courrèges, Paco Rabanne ont créé une mode qui correspondait à une époque, un style. Ma génération a besoin d’un concept différent. On voulait “rendre l’utile beau". La nouvelle économie voudra rendre le beau intelligent, c’est-à-dire multifonctionnel. En ce sens, un vêtement doté d’un téléphone intégré n’a rien d’un gadget. Ou bien toute la nouvelle économie est une économie du gadget. Le cellulaire, c’est comme les baskets ou les voitures : un prolongement de l’homme. Et ces extensions de l’individu ont tendance à se rapprocher de plus en plus de son corps. Ou bien à l’imiter par un design anthropomorphique. Il y a les tissus “seconde peau", aussi fins que l’épiderme, les téléphones tellement minuscules qu’ils se perdent au fond d’une poche... Les objets suivent l’homme. L’homme a besoin d’objets et de place. D’où la nécessité de miniaturiser et de rendre multifonctionnel.
) À quoi ressemblerait, selon vous, une mode moderne et innovante ?
Personnellement, cela fait vingt ans que je travaille dans l’establishment de la couture, et je m’en lasse. Il est temps de créer une nouvelle page, de démocratiser ce savoir-faire. Mon but avec la robe vidéo, c’est que des gens qui n’ont pas d’argent puissent avoir des images à eux. Les pièces de couture uniques, qui coûtaient des fortunes parce qu’elles étaient produites à l’unité, vont pouvoir être industrialisées. Il suffira de changer les images fractales sur l’écran.